— Je l’ignore, répondit Siou-Té désemparée.
— Il ne faut pas.
Vir Norine regarda ses cheveux ébouriffés par le vent.
Elle tourna son visage vers lui et sa main tremblante effleura légèrement la poitrine de Vir Norine. Il se représenta les murs sombres et énormes de l’inferno entourant Siou-Té, au-delà desquels il n’y avait rien pour elle, rien pour soutenir sa foi et son âme.
Par un effort de volonté, il chassa sa vision, sourit et parla à Siou-Té de son intelligence, de son charme et lui dit combien elle lui plaisait.
Siou-Té le regarda, confiante et rayonnante. Elle se leva rapidement et souplement comme une Terrienne. Ils allèrent vers la ville sombre et la voix bien timbrée de la Tormansienne se répandit dans la plaine déserte.
« Je vis ma dernière année dans le monde, sans être allé dans d’autres villes, sans avoir rien rencontré de bon… » La mélodie harmonieuse s’envola, rappelant à Vir Norine quelque chose de très connu, qu’il avait entendu dans sa première enfance.
Chapitre XIII
DÉCOLLAGE IMMÉDIAT !
Vir Norine quitta Siou-Té au croisement d’une rue qui conduisait à une petite usine d’appareils de précision, où travaillaient plusieurs amis de Tael. Siou-Té voulait rencontrer l’un d’eux, afin de trouver un travail.
Elle retourna chez elle, tout émue : tout se passait comme dans ses rêves. Mais, très vite, sa joie s’éteignit ; une tristesse douloureuse l’envahit, lorsqu’elle apprit que la durée du séjour des Terriens sur Tormans touchait à sa fin. Il n’en restait plus que deux dans la ville du Centre de la Sagesse, tous les autres se trouvaient déjà à bord de l’astronef.
Ce soir-là, Vir Norine attendit longtemps qu’elle sorte de sa chambre, mais Siou-Té ne se montra pas. Comme son intuition psychologique ne lui suggérait aucune complication et qu’il ne comprenait pas l’attitude de Siou-Té, Vir Norine finit par aller frapper à la porte de la jeune fille.
Siou-Té était assise, la tête appuyée dans ses mains, posées sur la table. À la vue de Vir Norine, son visage ne revêtit pas l’expression de culpabilité malicieuse qui lui était particulière, lorsqu’elle se jugeait maladroite, ou qu’elle reconnaissait sa faiblesse. Siou-Té ressemblait effectivement à un oiseau triste, à la guitaye. Elle se leva d’un bond, se préoccupa de faire asseoir confortablement Vir Norine, se laissa tomber à terre, sur un coussin dur et regarda longuement et sans mot dire son ami terrien. Ses sentiments se communiquèrent à Vir Norine : elle pensait à lui et à leur séparation prochaine.
— Ton astronef va s’envoler bientôt ? finit-elle par demander.
— Bientôt. Veux-tu venir avec nous ? – La question lui échappa, il n’avait pas eu l’intention de la poser.
Sur le visage de la jeune fille, le chagrin tranquille se transforma en une cruelle lutte intérieure. Les yeux de Siou-Té s’emplirent de larmes, sa respiration s’arrêta. Après un long silence, elle prononça avec peine :
— Non… Ne pense pas que je sois une ingrate, comme beaucoup d’entre nous ou que… je ne t’aime pas. – Ses joues hâlées s’assombrirent davantage. Je reviens tout de suite !
Siou-Té disparut dans la penderie où elle avait l’habitude de se changer.
Vir Norine regarda les arabesques bigarrées du tapis, pensant à son refus d’aller sur la Terre. La sagesse innée qui ne quittait jamais Siou-Té la soutiendrait. Elle comprenait que ce serait une fuite, que sur Terre, elle perdrait le but et le sens de sa vie, qui venaient juste de lui apparaître, et, qu’elle serait très seule.
La petite porte de la penderie se referma avec un léger bruit.
— Vir !
Il entendit un murmure, se retourna et s’arrêta.
Devant lui, dans toute la pureté d’un élan authentique se tenait Siou-Té, nue. L’alliance de hardiesse féminine et de retenue enfantine était touchante.
Elle posa sur Vir Norine ses yeux brillants et tristes, comme si elle regrettait de ne pouvoir lui donner davantage. Ses cheveux défaits d’un noir cendré retombaient de chaque côté de son visage rond à demi-enfantin, sur ses épaules un peu maigres. La jeune Tormansienne était solennelle et semblait accomplir un rite. Après avoir mis ses mains sur son cœur, elle les tendit, croisées, à l’astronavigateur.
Vir Norine comprit que, selon les canons de Ian-Iah, on lui offrait ce qu’il y avait de plus intime et de plus grand dans la vie d’une jeune femme « Cvic ». Vir Norine ne pouvait refuser un tel sacrifice, il ne pouvait repousser cette expression suprême d’amour et de gratitude. D’ailleurs, il ne le souhaitait pas. L’astronavigateur souleva Siou-Té et la serra fortement contre lui.
Il ne restait que peu de temps avant l’aube. Vir Norine s’assit près du lit de Siou-Té. Elle dormait profondément, les deux mains glissées sous sa joue. Vir regarda le beau visage détendu de sa bien-aimée. L’amour l’avait élevée au-dessus du monde de Ian-Iah et Vir, par sa force et sa tendresse avait éloigné la peur, la honte ou l’angoisse confuse, mettant Siou-Té au même niveau que ses sœurs de la Terre. Il l’avait obligée à prendre conscience de sa propre beauté, à mieux comprendre les fines gradations de ses traits changeants. Et elle ? Elle avait réveillé en lui le souvenir des beaux jours de la vie…
Devant Vir Norine défilèrent en une ronde incessante les images inoubliables de la Terre, emportées à une distance infinie. La vallée de Karakoroum dans les bastions de rochers violets, au-dessus desquels étincelaient, à proximité immédiate, les pics neigeux. Là, près du fleuve de la couleur du beryl, au gazouillis incessant sur les pierres noires, était situé le bâtiment léger, semblant flotter dans l’air, de la Station Expérimentale. Au-dessous, la route faisait de larges détours, traversait un fourré de sapins géants de l’Himalaya et atteignait le bourg de l’Institut Scientifique d’Écoute des zones profondes du Cosmos. L’astronavigateur aimait beaucoup se rappeler les années passées à construire le nouvel observatoire sur le plateau steppique brésilien, les survols à basse altitude des Hauts Llanos, les immenses troupeaux de zèbres, de girafes et de rhinocéros blancs venus d’Afrique ; les plantations circulaires de forêts en Afrique du Sud, leur feuillage bleu et argenté ; les nuits bleu-argent des forêts enneigées du Groenland ; les édifices, secoués par un vent effroyable, du 11e Centre du réseau astral au bord de l’Océan Pacifique.
Un autre Centre sur les rives des Açores, là où la mer est d’une transparence infinie par temps calme… Voyages de détente que chaque Terrien peut prendre dans les vieux temples sacrés de la Grèce, de l’Inde, de la Russie…
Pas la moindre inquiétude quant au futur, si ce n’est le souci naturel de l’affaire en cours ou le désir de devenir meilleur, plus audacieux et plus fort, de réussir au mieux dans l’intérêt commun. La noble joie d’aider, d’aider sans cesse tous et chacun, autrefois à la portée uniquement des califes mythiques des légendes arabes, complètement oubliée à l’EMD et maintenant accessible à tous. L’habitude de s’appuyer sur le même support commun et d’être attentif. La possibilité de s’adresser à toute personne que seule retient une grande délicatesse, de parler avec qui bon vous semble, de demander n’importe quelle aide. Sentir autour de soi des pensées et des sentiments bien intentionnés, connaître une clairvoyance subtile permettant une compréhension mutuelle. Errances paisibles pendant les périodes de détente à travers la Terre infiniment variée et, partout, le désir de partager : la joie, le savoir, l’art, la force…
Penché au-dessus de Siou-Té endormie, Vir Norine éprouva le désir extraordinairement fort d’emmener avec lui sa Tormansienne bien-aimée dans toutes les belles régions de sa planète natale.