Les jeunes femmes sont plus nomades que les hommes ; le kaléidoscope d’impressions les attire davantage et c’est pourquoi l’étroitesse de l’inferno est plus difficile à supporter pour elles. Il rêva que, sur Terre, les blessures innombrables faites à cette douce âme disparaissaient sans laisser de trace… Et il sut que ce rêve ne se réaliserait jamais…
Siou-Té sentit le regard de Vir et, sans sortir tout à fait de son sommeil et de sa bienheureuse lassitude, resta longtemps étendue, les yeux fermés. Enfin, elle demanda :
— Tu ne dors pas, mon amour ? Viens te reposer près de moi. Sa voix ensommeillée avait une intonation enfantine.
— J’ai fait un rêve merveilleux, comme je n’en avais jamais eu. Tu me quittais, pour quelque temps. pour aller dans une petite ville. J’allais te voir. C’était notre ville, mais pas tout à fait. Les gens qui me rencontraient, resplendissaient de bonté, prêts à m’aider à te retrouver, ils me conseillaient de me reposer et m’accompagnaient dans les endroits où je risquais de m’égarer. Et je marchais dans une rue au nom étrange – la rue d’Amour – sur un sentier à travers une herbe fraîche et épaisse menant à un grand fleuve aux hautes eaux, et tu étais là !
Siou-Té trouva la main de Vir Norine et se rendormit la main posée contre sa joue.
Vir Norine ne bougea pas, la gorge étrangement serrée. Si ce rêve suggéré par ses pensées à lui était pour Siou-Té un rêve impossible, alors, comme était petit l’amour répandu dans l’océan de la vie quotidienne de Tormans, où vivrait sa courte vie cet être pur, qui semblait avoir été transplanté de la Terre ici ! Cette pensée qui le torturait depuis longtemps devint insupportable. Lentement, il prit la main de la Tormansienne et baisa les ongles coupés courts parsemés de points blancs. Ces points blancs ainsi que l’entrelacement de veines bleues sur son corps et le blanc de ses yeux légèrement rouge, étaient les marques d’une mauvaise santé qui était passée inaperçue pendant son enfance, d’une mauvaise nourriture et d’une vie difficile pour sa mère. Siou-Té sourit sans se réveiller, les cils bien fermés. Quelle surprise que sur ce sol pauvre poussent de telles fleurs ! On a détruit la famille qui transforme une bête sauvage en un être humain, met en valeur tout ce qu’il y a de meilleur en lui, le protège des rigueurs de la nature, et voilà que des êtres comme Siou-Té apparaissent ! N’est-ce pas la preuve que Rodis a raison d’avoir confiance en un homme initialement bon ! Sur la Terre non plus, il n’y a pas de famille au sens ancien du terme, mais nous ne l’avons pas détruite, nous l’avons élargie à la société toute entière…
Vir Norine se leva silencieusement regarda la chambre garnie de tapis et de petites portes, écouta les bruits venant de toutes les parties de la maison en train de s’éveiller. Dans la rue, un chien se mit à aboyer, une voiture de transport passa avec fracas.
Vir Norine fut saisi d’une tristesse encore plus forte : sentiment d’une impasse dont lui, le voyageur expérimenté à l’entraînement psychique intense, ne voyait pas l’issue. Sa liaison avec la petite Siou-Té s’était transformée de façon formidable et soudaine en un amour enrichi d’une tendre compassion, dont il ne soupçonnait pas la force en lui. Pour un Terrien élevé dans le bonheur du don réciproque, la compassion provoquait immanquablement une tendance au sacrifice sans limite. Allons, il fallait consulter Rodis. Où était-elle ?…
Faï Rodis, elle, passa cette nuit à étudier le problème des « Cvic ». Dzer Bou-Iam retourna au Sanctuaire des Trois Pas avec quelques camarades. Au cours de cette première rencontre, les « Cvic » commencèrent à discuter et à se vanter de leurs privilèges auprès des « Cvil », et aussi de leur plus grande liberté d’action. Faï Rodis les interrompit en leur disant que c’était une liberté illusoire, qu’on ne leur permettait que ce qui ne portait pas préjudice au prestige et à l’économie du gouvernement et n’était pas dangereux pour les « porte-serpent » protégés du peuple par les remparts de leurs privilèges.
— Pensez à votre conception de la liberté et vous comprendrez qu’elle consiste à pouvoir accomplir des actes insignifiants. Votre protestation contre l’oppression cause du tort à des gens innocents qui ne sont pour rien dans cette affaire. Les souverains nous affirment constamment qu’il faut défendre le peuple. Avez-vous posé la question « Contre qui ? » Où sont-ils ces ennemis illusoires ? Ce sont des fantômes, grâce auxquels ils vous poussent à tout sacrifier et, ce qui est pire, ils asservissent votre âme en orientant vos pensées et vos sentiments dans une voie mensongère.
Gzer Bou-Iam garda un long moment le silence, puis il raconta à Rodis l’oppression sans pareille des « Cvic ».
— Tout cela, dit-il, a été supprimé de l’histoire et n’a été conservé que par la tradition orale.
Il lui parla des empoisonnements massifs qui réduisirent la population selon la volonté du souverain, lorsque les forces productrices exsangues de la planète n’exigèrent plus le même nombre de travailleurs qu’avant. Et, au contraire, de l’insémination artificielle obligatoire des femmes à l’époque où elles refusèrent de donner naissance à des enfants promis à une mort rapide, tandis que médecins et biologistes, pionniers impudents, diffusaient auprès d’elles les moyens nécessaires. Il raconta la tragédie des jeunes filles les plus belles et les plus saines, sélectionnées comme du bétail et maintenues dans des camps spéciaux, des usines à produire des enfants.
La tentative de transformer l’individu en une machine automatique se termina par un krach. Le reflux commença, entraînant à nouveau un travail manuel massif et pénible, car, comme dans le système capitaliste, les gens étaient bien meilleur marché que n’importe quelle machine complexe. Ces oscillations dans un sens ou dans l’autre constituèrent la sage politique des souverains et furent présentés par les savants comme une chaîne de succès constants, permettant d’édifier une vie heureuse.
En tant qu’historienne, Rodis connaissait la loi de Ramgol sur la formation capitaliste des sociétés : « Plus un pays ou une planète est pauvre, plus grand est le fossé entre les couches séparées de la société ». L’aisance rend les gens plus doux et plus généreux, mais lorsque l’avenir ne promet qu’un niveau de vie inférieur, il s’ensuit une amertume générale.
Les savants aidèrent les souverains en tout : à fabriquer des armes terribles, des poisons, une nourriture et des distractions frelatées, à tromper le peuple par des paroles habiles, à déformer la vérité. Aussi se renforcèrent chez le peuple, haine et méfiance envers les savants, désir de les insulter, de les frapper ou même tout simplement de tuer les « Cvil » considérés comme les laquais des oppresseurs. Les « Cvic » ne comprenaient pas leur langue, les mots n’avaient pas le même sens pour les uns et les autres.
— En ce qui concerne la langue, vous en êtes vous-mêmes responsables, dit Rodis. Chez nous, sur la Terre, il y eut un temps où, devant la multitude de langues et les différents niveaux de culture, les mêmes mots signifiaient des choses tout à fait différentes, même à l’intérieur d’une même langue auprès de différentes classes de la société. On n’a réussi à vaincre cette grande difficulté qu’après la fusion de toute l’humanité de la Terre en une seule famille. Prenez garde à autre chose : plus le niveau culturel est bas, plus forte se fait sentir l’étroitesse pragmatique de chaque concept oral, qui se fragmente en fines nuances au lieu d’avoir un sens identique pour tous. Par exemple, chez vous, le mot « amour » peut signifier une chose pure et ignoble. Luttez pour la pureté et la clarté des mots et vous pourrez toujours vous entendre avec les « Cvil ».