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Faï Rodis regarda les trois intrépides pilotes assis devant elle et se demanda où sont les limites ? Existent-elles d’ailleurs ?

Avec l’invention de l’ARD, on est entré dans l’Ère des Mains qui se Touchent, mais par quoi sera-t-elle remplacée à l’avenir ? Par l’Ère de l’Univers de Shakti et Tamas ? Par l’équilibre des racines de l’univers bipolaire ? Mais comment éviter les courts-circuits, les déstructurations, l’annihilation ? Elle n’avait même pas la force d’émettre de vagues suppositions.

La colonne de cristal s’éteignit tout à coup ; un son nouveau pareil à un accord de corde basse, résonna sur le sol de la cabine. Faï Rodis comprit instinctivement que « La Flamme sombre » avait atteint son but ou, plus exactement, qu’elle avait atteint le point de sortie. Son corps ressentit encore quelque chose. Chute ou envol ? Distorsion ou contraction ? Faï Rodis ne put le comprendre. Toutes les sensations habituelles disparurent. Elle eut l’impression de planer dans l’apesanteur. Elle ne ressentit plus ni froid ni chaud, ni bas ni haut, ni obscurité ni lumière. Perdant tout point de repère, son cerveau se refusa à percevoir quoi que ce soit. Des pensées uniformes et vagues tournoyèrent, l’une chassant l’autre, dans une ronde répétée et infinie. Elle ne ressentit ni peur ni joie, ne comprit pas son état qui rappelait la vie insensée qui avait existé des milliards d’années auparavant. Puis, l’invisible entra dans la ronde de ses pensées et en rompit la chaîne close. À nouveau, sa conscience s’ouvrit à l’étreinte du monde extérieur, de retour du néant… Non, ce n’était pas ainsi qu’il fallait appeler cet état : Rodis était sans exister ou, plus exactement elle existait sans être.

Elle vit la splendide étendue des feux stellaires. Seulement, les globes et les zones de matière brûlante se trouvaient maintenant en bas et à gauche des écrans. En face et à droite, dans la noirceur du cosmos, on voyait l’astre sinistre de la Constellation des Cinq Soleils Rouges et, sur le côté, il y avait également deux pâles étoiles rapprochées.

Grif Rift se leva, passa les paumes de ses mains sur son visage comme pour en effacer la fatigue. Div Simbel manipula des boutons gradués sur les tableaux de commande. L’astronef eut quelques sursauts, comme fait une bête lorsqu’elle se calme, puis s’arrêta. Une joie indéfinissable réchauffa Faï Rodis, comme quelqu’un qui, après avoir erré dans un souterrain funeste retrouve le ciel bleu, le chaud soleil et le parfum vif des herbes et de la forêt.

Elle sourit à tout le monde : à Grif Rift, à Tchedi, aux deux astronavigateurs qui passaient près des pupitres pour se rendre en ascenseur à la salle des calculatrices. Ghen Atal, venant d’on ne sait où, apparut devant la porte ovale. Il actionna une manette verte et la porte massive glissa à droite. L’ingénieur de protection blindée s’approcha de Tchedi en même temps que Grif Rift.

— C’est tout, dit Rift. C’est maintenant aux astronavigateurs de travailler. Ils devront nous dire rapidement de combien de kilomètres nous nous sommes éloignés du but. Qu’en pensez-vous, Div ?

L’ingénieur pilote montra un astre pâle de 4 à 5 cm de diamètre, à demi-caché par le cadre de l’écran et que Faï Rodis n’avait pas encore remarqué.

— Si ceci est le soleil de Tormans et s’il a les mêmes dimensions que le nôtre, alors 300 à 400 millions de kilomètres nous en séparent. Bagatelle !

— Et si ce n’est pas lui ? Si c’est l’un des cinq soleils ? interrogea Sol Saïn.

— Le voyage durera alors plus longtemps. Il faudra peut-être entrer à nouveau dans l’espace-zéro, mais sans la préparation préalable faite sur la Terre. Ce sera catastrophique, mais je me fie aux calculs de la Terre et à nos astronavigateurs. Ce n’est pas la première fois qu’ils conduisent des ARD, répondit Div Simbel calmement.

Tchedi posa avec précaution ses pieds sur le sol élastique.

— Comment vous sentez-vous, Tchedi ? interrogea Grif Rift plein de sollicitude. Faut-il appeler Evisa ? Nous avons pris un risque en vous faisant subir une telle épreuve, mais je comptais sur l’entraînement minutieux de tout notre équipage.

— Et vous ne vous êtes pas trompé, dit Tchedi en se redressant et en s’efforçant de vaincre son vertige et la faiblesse de ses jambes.

Les trois pilotes de l’astronef échangèrent des regards approbateurs. Tchedi avait répondu, comme si d’avoir perdu deux fois connaissance pendant un court laps de temps était pour elle chose banale. Tchedi remarqua une étincelle malicieuse dans les yeux sombres de Sol Saïn.

— Pourquoi ne vous préoccupez-vous pas de Faï Rodis ? C’est aussi la première fois qu’elle se trouve dans l’espace-zéro.

— Personne ne s’est fait de souci pour elle, dit Grif Rift en baissant la voix. Non seulement, elle a dirigé des fouilles dans des planètes lointaines, mais elle a franchi les dix degrés de l’infernalité.

— Pourquoi ? s’étonna Tchedi.

— Les historiens le font pour comprendre plus profondément les sentiments des gens du temps passé.

Tchedi rougit sous l’afflux de sentiments confus. Pour la seconde fois, elle avait sous-estimé les êtres de ce petit monde restreint composé de treize personnes. On ne devrait se considérer comme sociologue qu’à partir de cinquante ans. Il est bon que la linguistique mécanique soit un domaine dans lequel elle puisse croire en elle. Quelles surprises lui réserveront encore ses compagnons d’expédition au cours de son travail ? Elle alla dans sa cabine, jetant un regard oblique à Faï Rodis. Appuyée au dossier du fauteuil, celle-ci regardait le vilain scintillement de la constellation des Soleils Rouges. Tchedi se souvint tout à coup d’un tableau vu à une exposition de peinture. Un paysage désolé : plates-bandes gluantes de pierre brune, couvertes de rangées sinueuses d’une végétation marron sale, faite de longues mèches semblables à des algues. Un ciel bas et nuageux soutenu par des sortes de colonnes formées par des tours ajourées de couleur rouille. Ces mêmes touffes marron qu’un vent opiniâtre et régulier rejetait sur le côté, s’accrochaient aux poutres de constructions étranges, toutes proches. À l’avant, en gros plan, une femme vêtue d’un scaphandre compliqué. La partie supérieure de son casque était relevée en visière, comme chez les chevaliers d’antan, et découvrait une partie de son visage. Aux traits caractéristiques du front, de la racine du nez, des sourcils et des yeux, Tchedi reconnut sans erreur possible Faï Rodis, même si le nez, la bouche et le menton étaient cachés par un appareil à respirer complexe. Cela signifiait que Faï Rodis avait participé à l’avant-dernier bond très bref du « Noogène ». Et elle s’était tue afin que Tchedi et ses compagnons, qui n’avaient jamais été dans l’espace-zéro, ne se sentent pas des « bleus » devant elle.

Tchedi ne savait pas encore tout. Faï Rodis elle-même ne soupçonnait pas qu’au même moment, l’auteur du tableau – un astronome connu – se trouvait devant un télescope géant, dans les montagnes pré-caucasiennes. Grâce à des pilules contre le sommeil, l’astronome veilla trois nuits d’affilée. Sur l’écran en face de lui, grossis à des millions de fois, scintillaient les points rouges de l’amas de cinq étoiles de la constellation du Lynx. Quelque part, là-bas, peut-être près de la minuscule lueur rouge, au-dessus de l’amas stellaire, à cent années-lumière de distance, devait émerger « La Flamme sombre », ayant à son bord l’inoubliable Faï Rodis, dont les images multiples qu’il gardait en mémoire ne seraient détruites que par la mort.