Les savants de Tormans accueillirent la fin du discours de Vir Norine par un silence maussade. Ils restèrent assis, impassibles, sans un mot, sans un geste, tandis que lui, étonné par la réaction de l’auditoire, quittait la chaire. Il avait, d’ailleurs, senti une hostilité grandissante dès le début de ses formules sociologiques. Vir Norine salua et sortit, ressentant dans tout son être l’animosité croissante des auditeurs privilégiés. En fermant la porte derrière lui, il entendit un bruit discordant, qui augmenta et s’acheva dans un cri. Évidemment, personne ne sortit pour l’accompagner, ce dont Vir Norine se réjouit, car il ne supportait pas les cérémonies d’adieu. Ainsi, il gagnerait du temps et verrait Siou-Té plus tôt. Une demi-heure plus tard, il approchait de la maison. Le sentiment d’un danger confus menaçant son avenir l’envahit : le mal couvait et il était lié à son intervention à l’Institut de techno-physique. Bon, il avait impressionné les savants, mais comment ? Il ne s’était pas conduit comme il fallait, ne sachant pas rester dans le cadre de la science « pure » de Ian-Iah. Toutefois, Tael avait souligné la nécessité d’une telle intervention… Il devait avoir une conversation avec Rodis, elle savait regarder dans l’avenir mieux que lui…
Les mauvais pressentiments de Vir Norine disparurent dès qu’il vit Siou-Té. Jamais, il ne s’était imaginé que dans cette petite chambre, on pouvait éprouver un bonheur tellement vrai qu’il était presque dangereux. Un amour sans réserve éclaira le visage de Siou-Té et Vir Norine sentit que chacun de ses gestes lui était cher : ses rides moqueuses, sa manière de marcher, sa douce voix étrange, ni très haute ni basse, ni sonore ni sourde. Siou-Té savait toujours apporter quelque chose de nouveau, d’inattendu dans sa conversation, passant subitement de la joie radieuse à la réflexion angoissée sur le futur, de l’abnégation, de la passion presque véhémente au triste recueillement. Parfois, Siou-Té regardait Vir Norine comme si elle se réveillait, comme prête à se jeter corps et âme dans l’abîme de la vie, à tout abandonner jusqu’à son dernier souffle. Parfois, l’avenir sombre dressait soudain devant elle le spectre du malheur, provoquait en elle le sentiment pénétrant que son bonheur avec cet homme étrange, venu d’espaces interstellaires qu’elle ne pouvait concevoir, était fragile. Siou-Té se jetait alors dans les bras de l’astronavigateur et restait immobile, serrée contre lui, les yeux fermés, respirant à peine.
Il lui arrivait souvent de chanter. Elle commençait généralement avec une tristesse pénétrante, puis se lançait avec fougue dans les figures compliquées d’une danse rythmique. Elle lui dévoilait ses rêves d’enfant, parlait de ses souffrances d’adolescente avec une précision de sentiment et d’observation que ne possédaient pas toutes les femmes de la Terre. Puis, elle chantait à nouveau, regardant l’avenir comme un fleuve sombre, coulant lentement dans un lointain inconnu. Il avait alors envie de tout oublier, afin de rester plus longtemps avec Siou-Té, dans la générosité de son amour et de s’abandonner lui-même totalement. Rêve impossible : la situation sur la planète était trop complexe, il était devenu le catalyseur des forces naissantes de l’opposition, de la lutte pour une existence humaine et pour sortir de l’inferno ! Le départ vers la planète natale de l’astronef et de tous ses amis serait pour lui un moment difficile à passer. L’attente tourmentait Vir Norine, bien qu’il eût encore devant lui quelques jours de travail en commun avec Rodis et de fréquentes rencontres par le SVP avec l’équipage de l’astronef.
Voilà ce que Norine croyait, mais il se trompait.
Après que Vir eût quitté l’Institut, un homme de petite taille à la peau si jaune qu’il ressemblait à un malade, s’éloigna de la foule en pleine discussion. En réalité, il se portait tout à fait bien, mais appartenait simplement à un groupe ethnique d’habitants des grandes latitudes de l’hémisphère de Tête. Nar Iang avait déjà gagné le droit au double nom en devenant un astrophysicien connu. Il se hâta vers un bureau situé au quatrième étage de l’Institut, s’y enferma et, tout en fumant pour se donner du courage, se mit à faire des calculs. Son visage, tantôt se tordait en un rire sarcastique, tantôt s’épanouissait en une joie mauvaise. Enfin, il prit ses notes et alla à la réception du Conseil Supérieur, où se trouvait la station téléphonique permettant d’appeler les plus hauts dignitaires en cas d’affaire urgente, d’importance gouvernementale.
Sur le video-écran apparut un « porte-serpent » éminent.
Encouragé par sa découverte, Nar Iang exigea d’être mis en liaison avec le souverain. Le secret qu’il venait de découvrir était si grand et si important qu’il ne pouvait le confier qu’à Tchoïo Tchagass lui-même.
Du fond de l’écran, le « porte-serpent » examina longuement l’astro-physicien, réfléchit, puis, son visage rusé et méchant exprima une sorte de sourire.
— D’accord ! Tu devras attendre un peu, tu le comprends…
— Bien sûr ! Je comprends…
— Alors, attends !
L’écran s’éteignit et Nar Iang, s’enfonçant dans un fauteuil confortable, s’abandonna à un rêve ambitieux. Pour un tel rapport, on l’honorerait de l’ordre du « Serpent et de la planète », du titre de Serpent-qui-sait-tout, on lui donnerait une belle maison au bord de la Mer Équatoriale. Et Gahé Od-Timfift, la danseuse célèbre qu’il désirait depuis longtemps, se ferait conciliante.
La porte s’ouvrit bruyamment. Deux « violets » costauds entrèrent. Derrière leurs dos, se profila l’homme de garde du parloir, blême. Avant que l’astrophysicien ait eu le temps de reprendre ses esprits, les « violets » le tirèrent de son fauteuil, lui tordirent les bras en arrière et l’entraînèrent vers la sortie. Effrayé et troublé, Nar Iang appela au secours, menaçant de se plaindre à Tchoïo Tchagass en personne. Un coup sur la tête qui lui fit voir trouble un instant, interrompit ses jérémiades. Lorsqu’il revint à lui, il se trouvait déjà dans une voiture qui cahotait rageusement sur la route inégale. Il essaya de savoir où ses ravisseurs l’emmenaient et pourquoi. Une gifle bien appliquée coupa court à ses questions.
On le fit sortir de la voiture, devant le portail épais d’une maison gris sombre, clôturée par une muraille de fonte. Le cœur de Nar Iang se mit à battre rapidement dans un sentiment mitigé de peur et de soulagement. Les habitants de la capitale redoutaient la résidence de Ghen Shi, le premier adjoint de Tchoïo Tchagass et le plus terrible. On entraîna rapidement l’astrophysicien vers le sous-sol. Ébloui par la lumière vive de la pièce, Nar Iang cligna des yeux. Il ne fallut qu’une seconde aux gardes pour faire sauter les agrafes de ses vêtements, lui ôter sa ceinture et découdre sa chemise de bas en haut. Le sévère et maigre savant se transforma en un pitoyable loqueteux, retenant son pantalon qui tombait. Un cruel coup de pied dans le dos et il se retrouva, tremblant d’angoisse et de colère, en face d’une grande table derrière laquelle était assis Ghen Shi. Le second souverain de la planète sourit d’un air accueillant et Nar Iang retrouva son assurance.
— Mes gens ont fait du zèle – dit Ghen Shi, et se tournant vers les « violets » : je vois qu’on ne vous a pas donné de précision, il ne s’agissait pas d’amener un criminel, mais un témoin important.
Ghen Shi examina en silence l’astrophysicien à la peau jaune, puis dit doucement :
— Allons, communique-nous ton information ! J’espère que tu as dérangé le souverain pour une raison exceptionnellement importante, sinon tu comprends…