— Allez, Tael. Vous pouvez être retardé à cause de Norine.
— Laissez-moi monter avec vous, juste deux minutes. Je dois me convaincre qu’ils ne sont pas montés dans votre chambre.
— Ils ne le pourront pas. J’ai protégé l’entrée, comme toujours lorsque je descends dans le souterrain.
Ils écartèrent avec beaucoup de précaution le bloc mural de la chambre à coucher de Rodis, plongée dans l’obscurité. Portant ses doigts à ses lèvres, elle s’approcha subrepticement de la porte de la seconde pièce, écouta le bourdonnement puissant du Neufpattes et regarda à l’intérieur, depuis le seuil. Près de la porte grande ouverte du corridor s’entassaient une multitude d’hommes en manteaux noirs, capuchons et gants noirs, les tueurs de la nuit. Le vaste passage séparant les appartements de l’étage supérieur était rempli de « violets » qui se profilaient sur les contours effrangés du champ de protection. Ceux qui étaient en arrière s’affairaient traînant quelque chose de lourd, tandis que ceux qui se trouvaient à l’avant restaient alignés immobiles, n’essayant ni de tirer ni d’attaquer.
Faï Rodis sortit de la chambre à coucher sans se faire remarquer.
— Dépêchez-vous, Tael !
L’ingénieur fit un pas vers l’entrée restée ouverte et regarda autour de lui. Tout son dévouement et son penchant amoureux envers Rodis se reflétèrent sur son visage avec la force de l’adieu précédant la mort.
Rodis étreignit Tael et l’embrassa avec une telle force qu’il en eut les yeux obscurcis. En un éclair, Tael se rappela les films de la Terre, l’amour tendre et un peu froid qui s’unissait si étrangement avec une passion frénétique…
Il se mit à courir dans l’escalier raide du souterrain complètement obscur, et aussitôt, Rodis, d’un bond, toucha la corniche et referma l’ouverture du mur.
La capitale se couchait tôt, et à cette heure, le silence régnait dans l’appartement des « Cvil ». Vir Norine se réveilla soudain. Dans la chambre de Siou-Té recouverte de tentures, on entendit la respiration égale de la jeune fille endormie. Une voix sourde, sortie des ténèbres l’appela : « Vir, Vir, réveillez-vous ! Réveillez-vous ! Vir, danger ! »
Il sursauta et fut aussitôt en éveil : « Rodis ! Que s’est-il passé ? »
Réveillant Siou-Té, il courut dans sa chambre, brancha le Neufpattes et vit la chambre sombre de Rodis. Au bout de quelques secondes, la vision s’éclaircit et Tael apparut…
L’effroi et le saisissement saisirent Siou-Té lors de la chevauchée insensée qu’ils firent sur le SVP à travers les rues obscures de la ville du Centre de la Sagesse. Sur la coupole du Neufpattes, il n’y avait place que pour une personne. Vir Norine prit la jeune fille dans ses bras. Une coordination extraordinaire et le sens de l’équilibre permirent au Terrien de se maintenir sur la petite machine qui galopa à une vitesse maximum. À un croisement de routes, hors de la ville, l’astronavigateur s’arrêta. Sur le conseil de Tael, il décrivit lentement un grand cercle et aspergea le sol d’une composition spéciale que Tael lui avait un jour apportée. Cette invention, qui était ignorée des souverains, avait la propriété de paralyser pour un temps assez long les nerfs de l’odorat : des chiens lancés à leurs trousses ne sentiraient rien. Il ne restait pas plus de deux kilomètres jusqu’à l’aire d’atterrissage du discoïde.
Au même moment, Rodis sortit de sa chambre à coucher. Ses ennemis la remarquèrent à travers le champ de protection devenu lâche. Ils s’agitèrent en la montrant et firent un signe à ceux qui se trouvaient derrière. Rodis augmenta la force du champ, un mur gris cacha les silhouettes qui se rapprochèrent, tandis que le passage s’enfonçait dans l’obscurité. Invisible à ses ennemis, Rodis appela le vaisseau par rayon spécial. Menta Kor était assise près de l’écran où ne brillaient plus que deux lumières vertes – celles des Terriens – plus une troisième – celle de Tael. Elle réveilla aussitôt Grif Rift, qui apparut au bout de quelques secondes. Le signal général d’alarme retentit dans l’astronef. Tout l’équipage prépara le discoïde. C’était le dernier des trois appareils qu’ils avaient emporté. Rift se pencha, angoissé, sur le tableau et demanda à Rodis de ne pas attendre davantage et de descendre dans le souterrain.
— Le Neufpattes se débrouillera tout seul. Je craignais depuis longtemps quelque chose d’analogue et je n’ai pas cessé d’être surpris par le jeu que vous jouiez avec Tchoïo Tchagass.
— Ce n’est pas lui.
— C’est encore pire. Plus ceux qui disposent du pouvoir sont médiocres, plus ils sont dangereux. Je décolle sans perdre une seconde. Le ciel est clair. Reviendrez-vous enfin à bord du vaisseau, au lieu de rester dans l’enfer de Tormans ?
— Il y a ici beaucoup de gens qui ne sont pas plus mauvais que nous. Ils sont condamnés à vivre ici de leur naissance à leur mort, ce qui est une pensée insupportable. Je suis très inquiète au sujet de Norine.
— Le voilà, Vir ! Il est installé sous les arbres, près de l’aire d’atterrissage ! Partez le plus vite possible !
— Je m’en vais, ne coupez pas le contact, surveillez la chambre. Je voudrais savoir combien de temps mon Neufpattes va tenir. Et je lui ferai mes adieux depuis la « Flamme sombre ».
Rodis prit sur la table une bobine d’enregistrement non encore retransmis à l’astronef et, après avoir envoyé un baiser à Grif Rift, se dirigea vers sa chambre à coucher.
On entendit un sifflement si assourdissant que Rodis s’arrêta une seconde. Des ténèbres du champ de protection, une machine inconnue, ressemblant à la gueule d’un monstre, s’avança chauffée à blanc. Détruisant le champ de protection, son rayon au sifflement aigu atteignit la porte de la chambre à coucher et projeta Rodis contre la fenêtre, près de laquelle se tenait le Neufpattes.
Hors de lui, Grif Rift se cramponna au tableau et s’approcha de l’écran, le visage décomposé par la peur.
— Rodis ! Rodis !
Il s’efforça de crier plus fort que le sifflement du rayon, derrière lequel pénétrait une construction tirée par les silhouettes noires des tueurs de la nuit de Ghen Shi.
— Ma chérie, ma vie, dites-moi, que dois-je faire ?
Faï Rodis se mit à genoux près du SVP et approcha sa tête du second émetteur.
— Trop tard, Grif ! Je vais mourir ! Grif, mon commandant, je vous l’ordonne et je vous en supplie : ne vous vengez pas ! Ne commettez pas de violence ! Ne semez pas la haine et la terreur dans le peuple de Tormans ! Ne supprimez pas la vision pure qu’ils ont de la Terre. N’aidez pas ceux qui sont venus pour tuer, en leur donnant l’image d’un dieu qui sévit, ce qui est la pire image de l’homme. Ne rendez pas nos sacrifices inutiles ! Repartez sur Terre ! Vous entendez, Rift ? Décollage immédiat !
Rodis n’eût pas le temps de se consoler en évoquant la douce Terre. Elle se rappela les vils chirurgiens de Tormans, amateurs de réanimation et sut qu’elle ne devait pas mourir de mort naturelle. Elle tourna les manettes du SVP de manière à ce que l’explosion se produise dans le délai d’une minute, et par un puissant effort de volonté arrêta son cœur et s’écroula sur le Neufpattes.
Poussant un cri de triomphe, les tueurs se précipitèrent dans la pièce et s’arrêtèrent devant le corps de la souveraine des Terriens pendant la minute qu’il leur restait à vivre…
Pour la première fois de sa longue vie, le commandant de l’Astronef à Rayon Direct laissa échapper un cri de colère et de douleur. La lumière verte de Faï Rodis s’éteignit sur le tableau. Puis, là où se trouvait son SVP, dans le ciel noir jaillit une colonne enflammée d’un bleu aveuglant qui emporta les cendres du corps consumé de Faï Rodis vers les couches supérieures de l’atmosphère et le courant équatorial ceinturant la planète l’emporta à son tour.