— Qu’attendons-nous ? Le voilà qui arrive… Avez-vous attrapé l’autre ?… Vous avez fini ? Nous perdons du temps ! Tu ne sais pas… celui qui a construit l’appareil s’est tué !
Près de l’appareil à demi entré dans la chambre de Rodis, un cadavre était étendu. De toute évidence, l’inventeur refusant de servir davantage le souverain, avait fourré sa tête sous le rayon tranchant.
— Hé, toi ! qu’est-ce que tu fabriques ? Viens ici ! lança à Norine l’homme qui dirigeait ici et portait sur sa houppelande un serpent argenté.
Vir Norine s’approcha sans crainte, camouflant son regard dans la fente sombre de la houppelande.
— Ah, c’est vrai, je t’ai ordonné de rester là ! Ne laisse personne approcher de la machine, sinon tu en répondras par la mort à petit feu dans un tonneau d’acide.
Vir Norine s’inclina, se mit près de la machine, se courbant pour dissimuler sa taille. Dès qu’il eût une minute, il fourra en différents points de l’appareil quatre cubes réunis par des fils, resta un moment, puis sortit par le même chemin que celui par lequel il était venu.
À l’étonnement et à l’effroi des bourreaux, l’appareil si soigneusement gardé, se mit soudain à chauffer, provoquant un incendie qu’on éteignit avec peine. Il ne resta plus qu’une barre de métal informe et tordue semblable à une sculpture des temps passés. Ghen Shi entra en fureur et ordonna de faire sauter la maison où vivait Vir Norine. L’immeuble dynamité dans les règles de l’art s’écroula, semant la panique dans tout le quartier. Il aurait pu enterrer sous ses ruines non seulement Vir Norine lui-même, mais au moins trois cents locataires, s’ils n’avaient pas été heureusement éloignés par les envoyés de Tael. L’ingénieur connaissait ses souverains et leur mépris effroyable de la vie humaine…
L’explosion de l’immeuble effaça les traces de Vir Norine dans la ville du Centre de la Sagesse. Il s’agissait maintenant de trouver un abri sûr pour l’astronavigateur et son amie.
Pendant ce temps, Vir Norine, marchant devant le SVP, expliquait à ses compagnons de voyage les raisons qui le faisaient rester sur Tormans. S’il avait pu hésiter auparavant, car il ignorait si sa conduite était la bonne, plus aucune trace de doute ne subsistait maintenant. Puisque Faï Rodis était morte avant d’avoir réussi à consolider son œuvre radieuse, lui resterait pour aider les Tormansiens. Il se rendait compte qu’il ne pouvait pas remplacer Rodis, qu’il se trouvait exposé à un danger mortel et que la perte de la belle Terre était immense. Mais il avait près de lui un soutien spirituel enraciné dans ce sol étranger dont le grand amour le consolerait. Vir Norine poussa Siou-Té tout émue vers l’écran. Elle apparut les yeux gonflés de larmes, les joues brûlantes, la tête baissée, petite, bonne et charmante.
Les Terriens comprirent : la séparation ne serait pas tragique pour lui et mourir pour un dessein grandiose n’avait jamais effrayé les habitants de la Terre.
— Accomplissez la volonté de Rodis, mes chers amis ! dit Vir Norine. Souvenez-vous de ses dernières phrases. Nous avons été les deux seuls à les avoir entendues, Rift !
— Lesquelles ? Pourquoi vous taisez-vous ? demanda Tchedi, pleurant tout autant que Siou-Té.
Elle se tenait à l’écart des autres, se serrant contre Evisa Tanet. C’est dans cette pose affligée et mélancolique que les auteurs du monument de la « Flamme sombre » la reproduisirent.
— Vous les connaîtrez en écoutant les enregistrements. Je n’ai pas la force de les répéter. Mais vous devez connaître dès maintenant les dernières paroles du chef de l’expédition : « Décollage immédiat ! »
Grif Rift pâlit. Le commandant faillit tomber. Evisa s’élança vers lui, mais il la repoussa et se redressa.
— Avez-vous besoin de quelque chose, Tael et vous ? demanda-t-il à Vir Norine d’une voix terne, sans intonation.
— Oui ! Envoyez-nous le dernier discoïde. Chargez-le de tous les films sur la Terre, du matériel nécessaire aux ADP et aux IMC, de toutes les batteries de réserve des SVP et… l’astronavigateur s’arrêta, d’un peu de nourriture et de boisson de la Terre, afin que nos amis tormansiens sentent, de temps en temps, le goût de notre monde, et d’un maximum de médicaments dont la prescription ne nécessite pas de connaissance spéciale. C’est tout !
— Nous allons préparer cela, répondit Grif Rift. Indiquez-nous le lieu d’atterrissage.
Le commandant effleura le tableau et des flammes entourèrent la cabine de pilotage sphéroïdale : c’était le signal des préparatifs de départ. Vir Norine en eût le cœur serré. Il fit un salut silencieux à ses compatriotes et débrancha le SVP.
La « Flamme sombre » interrompit tout contact avec Tormans, comme si l’astronef se trouvait dans une planète nocive pour les Terriens. On supprima les galeries de sortie et les balcons. Le corps lisse du vaisseau se dressa immobile dans l’air brûlant du jour et dans l’obscurité nocturne, comme un mausolée à la mémoire des Terriens disparus. Olla Dez resta assise à l’intérieur du vaisseau, près des écrans. Ses mains fines et son ouïe aiguisée attendirent les signaux de Vir Norine ou de Tael, mais en vain. Même un homme ne connaissant pas du tout Tormans pouvait capter, dans les émissions planétaires, des notes de trouble et d’inquiétude, même si pas un mot ne fut prononcé à propos de la mort de Rodis ou de la fausse mort de Vir Norine. Sans explication, Zet Oug apparut et prononça un bref discours sur l’amitié entre les Terriens et les habitants de Ian-Iah. Ni Ghen Shi, ni Ka Louf ne se montrèrent. Tchedi et Evisa expliquèrent à leurs compagnons, qu’il était d’usage de cacher au peuple tous les événements extraordinaires, surtout s’il était arrivé quelque chose « en haut », comme le peuple appelait l’oligarchie dirigeante.
Les jours s’écoulèrent. Soudain, toutes les émissions s’arrêtèrent sur les canaux généraux de la planète. Tchoïo Tchagass appela « La Flamme sombre » par le réseau secret ; promettant d’expliquer ce qui se passait, il affirma que des mesures avaient été prises pour rechercher et châtier les coupables. Il ne reçut pas de réponse. On n’avait rien à lui dire. Demander des nouvelles de l’astronavigateur équivalait à le remettre entre les mains de ceux qui n’avaient ni honneur ni parole, ni bonnes intentions. Accepter de leur renvoyer une expédition, de leur livrer un outillage technique et médical, des films, des œuvres d’art ? Cela était contraire à la politique de la société oligarchique. Et puis, de quels accords pouvait-il être question, s’il n’y avait ni lois, ni conseils d’Honneur et de Droit, si personne ne tenait compte de l’avis général !
Le souverain ordonna d’appeler l’astronef jusqu’au soir, ensuite, il passa aux menaces. La nuit tomba et, comme d’habitude, la coupole silencieuse de l’énorme vaisseau se dressait au-dessus des buissons du littoral. Et, pourtant, une fois encore, les astronavigants réussirent à voir leur « Flamme sombre » de côté.
Après l’interruption des liaisons avec Vir Norine, huit cent mille secondes s’écoulèrent selon les heures galactiques de « La Flamme sombre », ce qui correspondait à quatorze heures terrestres. Olla Dez refusa de quitter son poste, bien que tous les autres membres de l’équipage eussent proposé de la remplacer, maintenant qu’ils avaient fini les préparatifs du discoïde et du départ. Seuls Menta Kor et Div Simbel continuèrent de régler les dernières mises au point.