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Le maître observa d’un air rusé l’angoisse grandissante des jeunes gens. Finalement, il leva la main, les discussions cessèrent et tous se tournèrent vers lui.

— L’an dernier, vous êtes allés dans le désert de Namib et vous avez raté un événement qui a troublé toute la planète. Comme il y a trois siècles, un ARD de Céphée est venu une nouvelle fois dans l’endroit habituel, près de Tormans, et a été accueilli par les signaux de la station automatique, installée sur le satellite de la planète. La station a demandé dans le code du Grand Anneau que tous les ARD se dirigeant dans la 26e région du 8e bras galactique atterrissent sur la planète et prennent des renseignements…

— Pour nous, pour la Terre ? dit Pouna, en bondissant. Et l’astronef en a pris ?

— Oui. Quel ARD pourrait refuser de servir de relais à une distance si gigantesque que lui seul peut l’atteindre ?

— Qu’y avait-il dans le communiqué ? demandèrent en chœur les élèves.

— Je l’ignore. Écrit dans la langue de Tormans, il a été traduit et vérifié dans les laboratoires chargés d’étudier cette planète. Il traite de tout ce qui s’est passé durant cent ans – et même durant cent trente ans. Mais j’ai préparé trois stéréophotographies pour vous…

— Et vous ne disiez rien ? Aïode lança au maître un regard chargé de reproche, sombre et brûlant.

— Je me suis tu jusqu’à ce que vous soyez prêts à recevoir ces photographies, répondit le maître sans se troubler.

Il alluma le TVP.

Ils reconnurent la place et le monument du Temps Tout-Puissant. Le vieux temple, là où Rodis avait péri n’existait plus. À sa place, une construction en demi-lune largement ouverte vers le ciel. L’escalier menait à un arc énorme et acéré entouré sur son aire supérieure d’une galerie découverte. Les deux extrémités de la galerie, couvertes de parasols transparents soutenaient, on ne sait comment, les coupoles qui s’avançaient hardiment, hautes et pointues, surplombant la place et les constructions environnantes.

— C’est le monument dédié à la Terre – dit doucement le maître –, par la planète qui ne s’appelle plus Ian-Iah, mais qui, s’inspirant du surnom à la consonance harmonieuse que la Terre lui avait donné, est devenue Tor-Mi-Oss, ce qui dans leur langue veut dire la même chose que le mot Terre pour nous ! C’est à la fois la planète et le sol sur lequel l’homme a peiné pour faire pousser la nourriture, labourant les jardins et construisant des maisons pour le futur, pour ses enfants, pour le chemin assuré de l’humanité dans un monde sans limite.

La deuxième vue montra une sculpture représentant un groupe de trois silhouettes, se profilant sur la construction.

— Faï Rodis ! s’écria Kimi, et le maître acquiesça en silence, pour troubler le moins possible les enfants.

Rodis, sculptée dans la pierre, dans la nudité dévoilée de son scaphandre noir, était portée par deux hommes ayant les visages de Tael et de Gzer Bou-Iam, sculptés dans une roche montagneuse d’un jaune foncé presque marron. Chacun des deux hommes, le « Cvil » et le « Cvic », avait posé ses mains robustes sur les épaules de l’autre. Faï Rodis était assise sur ces mains, les jambes croisées, le visage tourné vers Gzer Bou-Iam, le bras autour du cou de Tael.

Le sculpteur avait, on ne sait pourquoi, représenté Rodis coiffée d’un énorme turban négligemment enroulé, telle que Tael l’avait vue un jour. La pierre de la statue ressemblait aux célèbres opales noires du continent australien et étincelait d’un feu intense et coloré, faisant penser aux millions d’étoiles qui percent l’obscurité des nuits tropicales de la Terre, dont Rodis avait si souvent parlé aux Tormansiens, leur insufflant la beauté de son monde.

Les Terriens regardèrent longtemps la sculpture faite à une distance de milliers d’années-lumière, puis le maître fit passer la troisième et dernière photographie, celle du pavillon gauche.

Il y avait là aussi des sculptures : celles de Vir Norine et de Siou-Té. L’astronavigateur de « La Flamme sombre » immortalisé dans son métal rouge foncé était étendu, laissant tomber ses mains sans force, la tête et les épaules appuyées sur le SVP, dormant du sommeil éternel. Siou-Té, la Tormansienne, faite en pierre blanche très pure, soulevait dans ses paumes enfantines les cadeaux précieux, laissés par l’homme de la Terre : le mat cubique de l’IMC et l’ovale brillant de l’ADP.

Les deux silhouettes avaient l’incertitude enchanteresse du réalisme qui incite chacun à voir dans une forme vivante le miracle de son rêve individuel.

— Le ciel est bleu ! dit Lark, imitant les astronavigants. Cela signifie-t-il que l’Heure du Taureau a pris fin sur Tormans ? Est-ce vraiment à nous Terriens qu’ils le doivent : à Rodis, Norine, Tchedi et Evisa et tous ceux qui sont ici sur le plateau du Revat autour du vaisseau ?

— Non ! répondit le maître. C’est à eux-mêmes que les habitants de Tormans le doivent et c’est seulement alors qu’ils ont pu s’élever hors de l’inferno. Les victimes du régime oligarchique de Tormans ne soupçonnaient même pas qu’elles étaient des victimes se trouvant dans la prison invisible de Tormans. Elles se crurent libres, jusqu’à l’arrivée de notre expédition qui leur a montré la véritable liberté, a restauré la nature saine de l’homme et ses énormes possibilités ; jusqu’alors, elles s’étaient contenté des fausses promesses du succès matériel. Et, soudain, une question se posa : qui sera responsable de la planète épuisée et meurtrie, des milliards de vies gaspillées ? Jusqu’alors, chaque échec était payé d’une façon ou d’une autre par les masses populaires. Maintenant, on réclamait les responsables directs de ces échecs. Il devint clair que sous les masques nouveaux se cachaient la même essence capitaliste d’oppression, de répression, d’exploitation habilement camouflée par les méthodes scientifiques raffinées de la propagande, de la suggestion, de la création d’illusions vides. Les Tormansiens comprirent qu’il ne servait à rien d’être libres et ignorants, qu’une éducation psychologique sérieuse était indispensable, qu’il fallait savoir distinguer les gens selon leurs qualités spirituelles et couper à la racine toutes les actions apportant le mal. C’est seulement alors que s’accomplit le virage décisif dans le destin de la planète. Il ne faut pas croire qu’ils réussirent d’un seul coup, mais ils se découvrirent, découvrirent leur monde et nous découvrirent – nous, leurs frères, qui les aimions. Le monument que vous avez vu est le témoignage indiscutable de leur reconnaissance enthousiaste. L’arrivée de notre astronef et l’action des Terriens ont servi d’impulsion. Rodis et ses compagnons ont restauré chez les Tormansiens deux forces sociales extraordinaires : la foi en soi et la confiance envers les autres. Il n’est rien de plus puissant que des gens réunis par la confiance. Même des gens faibles, s’aguerrissent dans la lutte commune en sentant qu’on peut compter totalement sur eux, et ils deviennent capables de la plus grande abnégation, car ils croient en eux comme dans les autres et dans les autres comme en eux… Comment résumeriez-vous le sens de l’expédition ?

— Un autre îlot de l’inferno a été détruit dans l’univers, des milliards de personnes du présent et du futur ont évité des tourments inutiles, répondirent les élèves en chœur.

Le maître salua ses enfants.

— Impossible de donner de meilleure réponse. Je suis très content de vous.

— Nous devrions aller une fois encore au plateau du Revat, dit Yvette. Ils nous paraîtront tout à fait vivants, maintenant.

— Vous verrez bientôt des Tormansiens vivants, dit le maître en souriant. Sur la recommandation des Machines de Méditation Commune, on a envoyé là-bas une Astronef à Rayon Direct depuis la planète du Soleil Vert. Et à mon avis, il est déjà sur la planète Tor-Mi-Oss.