À ce moment précis, dans la cabine de pilotage sphéroïdale, Faï Rodis et Grif Rift regardaient l’étoile pourpre. L’ingénieur pilote avait deviné juste : l’astre pâle, semblable sur l’écran à un petit disque, était le soleil de Tormans.
Vir Norine et Menta Kor avaient déjà déterminé que l’astronef devrait parcourir une distance de trois cent quatre vingt millions de kilomètres en utilisant les moteurs à anamésons, réacteurs cosmiques habituels. Si l’astronef continuait d’avancer sur sa lancée, ne serait-ce qu’à la vitesse de 0,1 λ – « vitesse d’approche » – il pourrait alors atteindre Tormans en près de trois heures et demi. Mais l’accélération, puis le freinage de « La Flamme sombre » exigeraient encore une trentaine d’heures.
La musique victorieuse des signaux se fit entendre. Les membres de l’équipage allèrent dans les cabines à amortisseurs des fosses magnétiques.
« La Flamme sombre » entra dans sa nouvelle orbite par bonds. Jusqu’à l’apparition des ARD, les astronefs ordinaires, équipés d’amortisseurs magnétiques d’inertie avaient été surnommés « kangourous stellaires » à cause précisément de cette faculté extraordinaire d’acquérir rapidement de la vitesse.
Div Simbel et Sol Saïn réglèrent les commandes automatiques de façon à effectuer en un seul cycle l’acquisition de la vitesse, le vol et le freinage. Tout l’équipage plongé dans un sommeil hypnotique qui adoucissait ces désagréments ne quitta pas les cabines munies d’amortisseurs. Personne sur le vaisseau, à l’exception des robots effectuant les prises de vue et tenant le journal de bord, ne put observer le lever du soleil pourpre qui se nuança d’une teinte de plus en plus rouge. Le soleil commença par apparaître lentement, puis il se rapprocha avec une rapidité menaçante, déversant sur l’astronef sa force ardente. Lorsqu’il eut atteint approximativement deux mètres de diamètre, il se présenta non pas comme un disque plat, mais comme un globe au manteau brillant et largement étalé. Il s’éloigna tout aussi rapidement dès que le vaisseau dépassa les anastéries et ses dimensions devinrent comparables à celles du soleil vu de la Terre.
L’astronef acheva de décrire une courbe parfaite. Sa vitesse se réduisit au minimum prévu. Dans la petite cabine isolée où rêvaient Div Simbel et Vir Norine, les appareils-réveil se mirent en marche : ils réveilleraient les responsables de service en cas d’accroc des PLE. Peu de temps après, tous les treize se réunirent dans la sphéroïde de pilotage et regardèrent la planète qui se rapprochait. Doublée de son astre, et plus proche de lui que la Terre du soleil, elle aussi n’avait qu’un seul satellite éloigné, de révolution équatoriale. Les astronavigants connaissaient bien l’azur pur de leur planète qui devenait plus radieux et plus brillant à mesure que l’on s’en rapprochait. Tormans, elle, semblait d’un bleu profond qui devenait violet là où les condensations de la couverture nuageuse reflétaient et dispersaient très faiblement les rayons du soleil rouge. Il y avait une nuance inamicale dans la profondeur des couleurs de la planète. Des gens plus nerveux que les pilotes auraient peut-être trouvé que l’aspect extérieur de Tormans était quelque peu sinistre.
Dans le ciel noir, au-dessous du globe bleu foncé, flottait, à peine visible, le disque cendré du satellite.
— Pourtant, Tormans a sûrement été la troisième planète, dit Tor Lik à voix haute. La première planète est tombée il y a longtemps sur son astre, comme cela se passera pour notre Mercure. Cette étoile est plus ancienne…
L’astrophysicien se tut, regarda l’écran-récepteur des radars antérieurs, sur lequel s’inscrivait un autre pointillé.
Grif Rift se précipita vers le tableau de commande, mais Olla Dez le devança et mit le contact. La longue lucarne sous le radar fut parcourue de courtes colonnes verticales, tandis que la machine à traduire se mettait à fredonner deux notes – ré et sol – qu’elle répétait sans arrêt.
— Le langage de l’Anneau ! s’écria Grif Rift.
Olla Dez modifia l’index de la machine à traduire. Aussitôt, des chiffres apparurent sur la lucarne de l’appareil 0,2 – 0,2 – 0,2 – 0,2… C’était l’indicatif galactique des stations du Grand Anneau. On appelait l’astronef !
Quelques radars extrêmement sensibles avaient découvert l’approche de « La Flamme sombre » et s’adressaient à lui dans la langue commune aux millions de planètes de la Galaxie et aux amas stellaires non galactiques réunis dans la puissante alliance du Grand Anneau. Même la Galaxie M-31 – ou Nébuleuse d’Andromède – a, grâce aux ARD, uni la puissance colossale de son intelligence collective de son propre Anneau au nôtre, et ce n’est que le commencement de la nouvelle ère de l’EMT. Cette langue conventionnelle codifiée par un fils de la Terre, l’inoubliable Kam Amat, se préparait à faire entendre son code habituel depuis la planète Tormans !
Mais alors comme l’idée que s’en faisaient les Terriens était inexacte ! Si les Tormansiens entraient dans l’Anneau, connaissaient sa langue et s’unissaient à leurs frères d’esprit, il n’y aurait plus de planète des Tourments. Ce mythe était une erreur due à une méconnaissance passagère. En réalité, le mode de réflexion des Céphéens différait trop de celui des habitants de la Constellation du Dragon qui avaient envoyé des ARD dans la 26e région de la 8e révolution, mais cela n’avait pu être vérifié par la station du Grand Anneau qui avait transmis ces informations à la Terre !
Il sembla à Tchedi Daan que le vent réconfortant de la Terre lointaine soufflait dans l’astronef. Au lieu de frapper à la porte d’une planète inhospitalière, voire hostile, ils arriveraient en invités désirés, en égaux. Les Tormansiens comprendraient tout et craindre de les offenser ou d’être d’une méfiance insultante était vain.
Les compagnons de Tchedi partagèrent sa joie. Seul, le visage mince d’Olla Dez laissa percer l’espace d’un instant son désappointement. Dans son désir inconscient d’imiter Faï Rodis, Tchedi Daan commença par la regarder : elle intercepta un regard lancé à Grif Rift, regard de soulagement joyeux, presque de triomphe. Faï Rodis se rejeta légèrement en arrière afin de ne pas tourner le dos aux écrans et tendit sa main à Grif Rift dans un geste qui emplit Tchedi d’enthousiasme… Elle n’avait encore jamais fait attention au chef de l’expédition en tant que femme, surtout à côté de représentantes de son sexe aussi admirables qu’Olla Dez et Evisa Tanet. Mais, maintenant, il lui semblait que s’unissaient en Rodis la tendresse d’une mère, la bonté du médecin et la joie d’avoir conscience de sa beauté.
La course des signaux chiffrés se poursuivit sur l’écran de l’appareil pendant un nombre de minutes prévu et fut suivie d’une série de signes. Une voix dure, faiblement modulée, comme celle qui provient des petites machines à traduire des vaisseaux, prononça lentement « À tous, à tous, à tous. Liaison spatiale ».
Tchedi eut un frisson et regarda autour d’elle avec un sentiment d’impuissance. Avec la rapidité de l’éclair, Faï Rodis se précipita vers le récepteur, mais Grif Rift serra dans son poing la main de Rodis qui, un instant auparavant, tendait ses doigts en signe de triomphe. « Message à l’expédition qui se trouve au-dessus de la planète ». La machine sembla s’étouffer, émit quelques sons vagues, puis continua sur le même ton ferme et sans passion : « Nous avons repéré les coordonnées galactiques et nous lançons un avertissement au satellite inhabité de la planète peuplée. Écoutez d’abord l’avertissement 0,2 – 0,2 – 0,2 – 0,2 – écoutez l’avertissement ».