L’universalité de la langue simplifia le travail des chercheurs, mais le changement dans la hauteur du son ainsi que la prononciation nasale tantôt ralentie, tantôt accélérée s’avérèrent bien plus difficiles que la prononciation terrienne à l’accent clair et net.
— Pourquoi ? grommela Grif Rift, le moins avancé des élèves de Tchedi. Pourquoi ne peut-on pas exprimer les nuances de la pensée par un mot supplémentaire au lieu de hurler, de crier ou de miauler ? N’est-ce pas un retour à nos ancêtres, ceux qui sautaient de branche en branche ?
— Pour certains, il est plus simple de prononcer le même mot de façon différente et d’en changer ainsi le sens, rétorqua Tivissa « miaulant » en virtuose, selon l’expression du commandant.
— Et il m’est plus facile à moi de me souvenir de dizaines de mots que de hurler au milieu ou à la fin d’un mot déjà connu, dit Grif maussade et mécontent, qu’il y ait cent ou cent cinquante mille mots, n’est-ce pas la même chose ?
— Ce n’est pas la même chose, lorsque l’orthographe ne correspond pas du tout à la prononciation, ce qui est le cas chez les Tormansiens, affirma Tchedi avec autorité.
— Comment une divergence aussi absurde a-t-elle pu exister ?
— Un conservatisme imprévoyant en est la cause. Le même phénomène a été également observé chez nous, avant l’introduction d’une langue mondiale et avant la rationalisation des divergences, grâce aux machines à traduire. La langue s’était modifiée et enrichie lors du développement accéléré de la société, mais l’orthographe était restée au même niveau qu’avant. Pire encore on s’était obstiné à simplifier l’orthographe et à rendre la langue plus facile pour les paresseux ou les gens bornés au moment même où le développement général exigeait une complexité accrue.
— Et il s’en est suivi une perte de la richesse phonétique de la langue ?
— Pas forcément. Le processus a été, au fond, plus complexe. Par exemple, pour chaque peuple de la Terre, le développement de la culture a enrichi la langue quotidienne dans l’expression des sentiments, la description du monde visible et des souffrances intérieures. Puis, avec la division du travail est née une langue professionnelle, technique qui s’est enrichie au cours du développement de la technique jusqu’à ce que le nombre de mots techniques excède celui de la langue émotionnelle qui s’est, au contraire, appauvrie. Et je soupçonne la langue de Tormans d’être au moins aussi pauvre que ne l’était la nôtre à la fin de l’EMD, et même encore plus.
— Cela implique-t-il la supériorité de la vie professionnelle sur les loisirs ?
— Aucun doute là-dessus. Chaque homme consacrait peu de temps à l’art, aux sports, aux études : ou simplement aux relations avec autrui. Il y consacrait beaucoup moins de temps qu’à ses obligations envers la société et qu’aux affaires indispensables à sa vie. Peut-être y a-t-il autre chose : l’incapacité d’utiliser ses loisirs pour s’instruire soi-même et se perfectionner. Ce ne sont que les signes d’une mauvaise organisation et d’un bas niveau de conscience sociale. Faï Rodis dit que les textes des émissions télévisées de Tormans sont aussi dépourvus de sens que les nôtres aux périodes anciennes de l’Histoire de l’EMD, lorsque les bulletins quotidiens d’information radio, télévisée ou écrite dans des journaux de mauvais papier, ne comportaient pas plus de 3/5e d’information utile. De plus, Rodis pressent, d’après la grande quantité de stéréotypes sémantiques, que l’écriture de la planète a un niveau assez bas de développement. Mais nous ne l’avons pas encore vue, n’ayant fait que déchiffrer la langue d’après les enregistrements des machines à mémoire.
— On doit encore apprendre à écrire ? plaisanta Vir Norine en soupirant. Combien de temps devrons-nous encore tourner au-dessus de Tormans ?
— Plus très longtemps, dit Tchedi pour le calmer. Ce sera plus intéressant maintenant. Olla Dez a commencé aujourd’hui l’écoute des émissions télévisées et il est vraisemblable que, pas plus tard que demain nous verrons comment vivent les habitants de Tormans.
Effectivement, ils virent. La télévision de Tormans n’avait pas atteint la technique eidoplastique extrêmement précise de la Terre, mais les émissions étaient claires avec une belle gamme de couleurs.
L’équipage de « La Flamme sombre », à l’exception du personnel de garde, s’installa devant les immenses stéréoécrans et observa, des heures durant, la vie inconnue. Les gens de Tormans ressemblaient tellement aux Terriens qu’aucun doute ne pouvait plus subsister quant à la justesse de l’hypothèse des historiens sur le destin des trois astronefs de l’EMD. Un sentiment étrange envahit les Terriens c’était comme s’ils regardaient leurs propres séries de films sur des thèmes historiques. Ils virent des villes gigantesques, éparpillées sur la planète, sortes d’entonnoirs aspirant la masse principale de la population ; les gens de Tormans vivaient dans des immeubles étroits à plusieurs étages, au-dessous desquels s’effectuait, dans des labyrinthes souterrains, le travail technique quotidien. Chaque ville, bordée d’une ceinture de buissons étiolés, était coupée de grandes routes tentaculaires qui s’étendaient jusque dans de vastes champs cultivés de plantes pareilles aux fèves de soja et aux pommes de terre de chez nous. Les villes les plus importantes étaient situées en bordure de l’océan équatorial, dans les zones des deltas fluviaux, là où le sol pierreux servait de fondation aux grands édifices. Loin des fleuves et des champs cultivés, d’immenses superficies de terre étaient couvertes de steppes desséchées à la rare végétation herbacée et aux maquis broussailleux, uniformes et infinis.
Dans les zones de terre cultivée, l’absence de village stable était frappante. Quelques constructions tristes, longues et basses fatiguaient les yeux par la répétition d’une uniformité générale aussi bien dans l’Hémisphère de Tête que dans celui de Queue et restaient à proximité des grandes villes et des concentrations moins importantes de population. De lourdes machines se déplaçaient dans la poussière, travaillaient le sol ou moissonnaient, et, de non moins lourds attelages filaient bruyamment et à toute allure sur les routes larges et nues.
Les observateurs terriens comprirent pourquoi ces voitures énormes étaient si bruyantes, lorsqu’ils s’aperçurent que ce fracas provenait tout simplement d’une construction défectueuse des moteurs et de l’ajustage peu soigné des pièces.
Heure après heure, n’osant rompre le silence afin de ne pas gêner leurs camarades, les habitants de la Terre observèrent la vie de la planète lointaine, abasourdis par la masse d’impressions premières. De temps en temps, l’un ou l’autre des membres de l’équipage de « La Flamme sombre » se levait et s’éloignait dans la partie de la salle ronde où, derrière une cloison mince, de la nourriture était servie sur une longue table. Là, tout en échangeant leurs impressions, ils mangeaient, puis retournaient devant leurs écrans, craignant de manquer ne serait-ce qu’une heure des émissions de Tormans, non pas de Tormans d’ailleurs mais de Ian-Iah, comme s’appelait la planète dans la langue de Tormans. Toutefois, ces derniers mois, le nom de Tormans était tellement ancré dans l’esprit des membres de l’expédition – car il avait orienté l’essentiel de leurs réflexions – que les Terriens continuaient à l’appeler ainsi.
Ils firent connaissance avec la ville principale de la planète, dont le nom traduit dans la langue de la Terre, signifie Centre de la Sagesse.
Mais surtout l’hypothèse de Faï Rodis se révéla exacte : l’écriture de Tormans était un système de signes compliqués – des idéogrammes – qui exigerait beaucoup de temps même pour l’esprit fin des Terriens avant d’être maîtrisé. Il existait, heureusement, un ensemble simplifié de signes écrits, utilisé dans la vie quotidienne qui permettait, dans une langue allégée, d’imprimer les informations. De nouveaux tableaux garnirent les murs de la salle ; ils les garnirent, car le tracé des signes correspondait au sentiment esthétique de l’équipage de l’astronef. Leurs entrelacements complexes ressemblaient à d’élégants dessins abstraits. Les textes étaient écrits soit en noir sur papier jaune vif, soit en vert foncé intense sur fond bleu pâle.