— Comme c’est beau par comparaison à la simplicité de notre alphabet linéaire, s’écria Olla Dez. Peut-être conviendra-t-il, au retour, de montrer l’alphabet de Tormans au CPU – Conseil des Perfectionnements Universels !
— Je ne le pense pas, répondit Faï Rodis. On a déjà utilisé des alphabets de ce genre sur la Terre pendant de nombreux siècles. Les conservateurs de tous les temps et de tous les peuples ont défendu la supériorité de ces alphabets sur des écritures purement phonétiques dans le genre de celles qui sont à l’origine de notre écriture linéaire. Ils voulaient prouver que ces signes étant des idéogrammes, se lisaient en unité de pensée avec les peuples parlant différentes langues…
— Et, reprit Olla Dez, les lettres sont devenues non seulement des signes abstraits, mais les symboles mêmes d’une pensée concrète. Voilà pourquoi ils sont si nombreux !
Tchedi Daan ajouta :
— Voilà pourquoi, ils sont si peu nombreux par rapport au volume total de la pensée humaine qui s’élargit de façon exponentielle.
— Vous avez eu raison de remarquer la contradiction essentielle, affirma Faï Rodis. Rien ne se fait en vain, et les avantages des idéogrammes sont peu de chose par comparaison au développement de la culture et de la science. En revanche, les inconvénients sont renforcés au centuple ; pensée figée, entraînant un retard de la réflexion et ralentissant son développement. Une belle lettre compliquée, exprimant des milliers de nuances de la pensée, là où il en faut des millions devient un archaïsme, semblable aux pictogrammes des gens de l’âge de pierre, d’où elle est sans doute issue.
— Je me suis rendue depuis longtemps, Faï ! dit Olla Dez en riant. Au CPU, on m’aurait déclarée partisane de la pensée de l’âge des cavernes. Je vous remercie de m’avoir sauvée de l’infamie !
— Ce n’est pas en vain que le CPU vous aurait traitée sans pitié, répondit Faï Rodis sur le même ton. La majorité de ce Conseil est composée d’hommes, donc, de sceptiques. En face de personnes de notre sexe, surtout avec vos données, la combinaison est instable.
— Vous plaisantez, dit Tchedi sérieusement, mais il me semble qu’une aussi longue existence des idéogrammes sur Tormans est tragique. C’est le retard inévitable de la pensée…
— Plus exactement, l’état arriéré du progrès et l’archaïsme des formes, corrigea Rodis. L’état arriéré sous-entend une comparaison. Avec qui ? Si c’est avec nous, alors, à quel niveau historique ? Notre niveau actuel est beaucoup trop élevé. Il y a eu, jadis, des siècles de vie plaisante, sensée, amicale, de connaissance avide du monde, de bonheur de s’enrichir par la beauté et la joie. Qui de nous aurait refusé de vivre en ce temps-là ?
— Moi, s’écria Vir Norine. Nos ancêtres en savaient si peu. Je n’aurais pas pu…
— Moi non plus, approuva Faï Rodis, mais l’océan illimité de la connaissance s’étend aussi devant nous, comme il le faisait devant eux. Il n’y a pas de différence émotionnelle. Mais la dignité personnelle, les rêves et l’amour, l’amitié et la compréhension, tout ce qui nous a formé et éduqué ? En cela, nous sommes semblables. Pourquoi, alors refuser à Tormans un niveau identique ? Simplement à cause d’une écriture rétrograde ? La preuve la plus importante de la tormansité tombe. Nos démogrammes ne confirment pas les chiffres colossaux de population calculés par les Céphéens. Mettons-y bon ordre.
— C’est invraisemblable ! dit Grif Rift en hochant la tête. Pour tout le reste, les Céphéens se sont montrés bons planétologues. Cette erreur est due soit à…
— Une chute rapide des effectifs, acheva Faï Rodis. Peut-être. Mais alors, elle serait due à une catastrophe et nous n’avons rien remarqué de particulier.
— Pas forcément une catastrophe, remarqua Tivissa Henako.
— Depuis l’époque de la visite des Céphéens, plus de deux cent cinquante ans se sont écoulés. Prenons la longévité moyenne, celle du début de l’ERM, soit soixante-dix ans. En une période égale à quatre fois la longévité, la population de Tormans a pu diminuer de façon encore plus significative ou, au contraire, s’accroître, pour des raisons proprement intrinsèques. Les raisons intrinsèques, à mon avis, découlent de l’aspect si terrible de la catastrophe, dit Tchedi. En attendant, la planète Ian-Iah vue à travers ses émissions télévisées ne me plaît pas du tout.
Comme pour justifier les paroles de Tchedi, des profondeurs du stéréo-écran se fit entendre une musique mélodique entrecoupée, de loin en loin, de coups et de hurlements discordants. Les Terriens virent une place recouverte d’une matière semblable à du verre brun, en haut d’une colline. Un sentier en verre traversait la place et conduisait à un escalier de même matière. Une terrasse, garnie de grands vases et de piliers imposants en pierre grise, menait en quelques marches à un édifice de verre, étincelant sous le soleil rouge. Un fronton délicat s’appuyait sur des colonnes basses, dont les pilastres en métal jaune vif étaient bizarrement assemblés. Une légère fumée s’échappait de deux vasques noires à l’entrée.
Sur le sentier de verre s’avançaient de nombreux jeunes gens. Ils agitaient de courtes baguettes avec lesquelles ils tapaient sur des disques sonores. Certains d’entre eux portaient, sur des courroies jetées sur l’épaule, des petites boîtes rouges garnies d’or, réglées sur une seule et même musique qui, selon les Terriens, aurait pu entrer dans le spectre bleu-vert. La musique de Tormans qu’ils avaient entendue jusqu’ici appartenait uniquement à l’éventail rouge ou jaune des tonalités et des mélodies.
La caméra de télévision approcha des passants et choisit au milieu de la foule deux couples qui regardaient leurs compagnons, puis la ville, avec un mélange étrange d’angoisse et de crânerie. Ils portaient tous les quatre des pèlerines jaune vif, ornées de serpents noirs recourbés, à la gueule béante. Chaque homme donnait la main à sa compagne. Poursuivant leur marche vers l’escalier, ils se mirent soudain à chanter, ou plus exactement, à se lamenter d’une voix aiguë et toute l’assistance reprit le chant.
Tchedi Daan, Faï Rodis et Tivissa Henako qui maîtrisaient la langue de Tormans mieux que les autres se mirent à écouter avec beaucoup d’attention. Le filtre spécial d’enregistrement du son commença à chanter, modulant le discours rapide et indistinct.
— Ils chantent la mort précoce qu’ils considèrent comme l’obligation essentielle de l’homme envers la société ! s’écria Tivissa Henako.
Faï Rodis, silencieuse, penchée comme à son habitude sur l’écran, fut frappée par ce qu’elle voyait. Tchedi Daan se couvrit le visage de ses mains, répétant rapidement le chant retransmis, dont la mélodie plut tout d’abord aux Terriens.
« La haute sagesse est d’aller à la mort en pleine force et santé, évitant ainsi la tristesse de la vieillesse et les inévitables souffrances de l’expérience de la vie…
Ainsi s’en vont, dans la nuit chaude, après l’assemblée du soir, les amis…
Ainsi s’en vont-ils dans l’air frais du matin, après une nuit passée auprès de leurs bien-aimées, fermant doucement la porte du jardin florissant de la vie.