Les croisées bleues aux vitres opalescentes étaient ouvertes, et laissaient à peine entendre le clapotis des vagues et le bruissement du vent dans le feuillage – éternelle musique de la nature en harmonie avec la réflexion tranquille. Silence de la classe, regards clairs et pensifs… Le maître venait juste de terminer son cours.
Il baissa sans bruit les stores sur les grands écrans, et rangea, d’une pression sur un bouton, le stéréoprojecteur TVP[2] sous la tribune, puis se leva, tout en contemplant les visages attentifs. Il était évident que le cours avait été un succès, bien qu’il ait été difficile de mélanger les petites et les grandes choses, l’essor puissant de l’humanité et la tristesse infinie du temps passé, les joies brèves et émouvantes des individus et les échecs terribles des gouvernements.
Le maître savait qu’au silence succéderaient les questions et que celles-ci seraient d’autant plus empressées que les jeunes gens avaient été fortement impressionnés par le tableau historique qu’il avait brossé. Et, tout en attendant ces questions, il s’efforçait de deviner ce qui avait le plus intéressé ses élèves aujourd’hui et ce qui avait pu demeurer obscur… par exemple, la psychologie des gens aux époques difficiles de transition entre les formes sociales inférieures et les formes supérieures, lorsque la foi dans la noblesse et la probité de l’homme, la foi dans un avenir lumineux avaient été rongées par une accumulation de mensonges, une cruauté et une terreur inouïes. Le doute avait désarmé ceux qui luttaient pour transformer le monde ou avait rendu les gens indifférents à tout, en avait fait des cyniques indolents. Comment comprendre les monstrueuses psychoses des masses à la fin de l’EMD – Ère du Monde Désuni – qui ont conduit à l’anéantissement de la culture et au massacre des meilleurs ? Les jeunes gens de l’EMT – Ère des Mains qui se Touchent – étaient infiniment éloignés de tout ce qui était lié à la tension nerveuse et hystérique et aux angoisses des temps passés…
Le maître interrompit le cours de ses réflexions ; une jeune fille et un jeune homme s’étaient levés au même moment. Ils se ressemblaient par la manière qu’ils avaient d’ouvrir grands les yeux, ce qui leur donnait l’air étonné. Ils se regardèrent et le jeune homme leva la main, la paume tournée vers le haut en signe d’interrogation.
— Est-il juste de dire que toute l’expérience historique confirme la victoire inéluctable des formes supérieures sur les formes inférieures, qu’il s’agisse du développement de la nature ou du changement ?
— C’est juste, Lark, à condition d’exclure les conjonctures particulières qui sont très rares, comme tout ce qui sort des limites du grand processus dialectique d’équilibre, répondit le maître.
— Le cas de Zirda, par exemple, où des ruines sans vie se sont couvertes de pavots noirs ? interrogea Pouna, s’étirant de toute sa petite taille.
— Ou, ajouta le maître, le cas d’autres planètes découvertes plus tard, où l’on trouve tout ce qui est nécessaire à la vie : voûte bleue de riche atmosphère, mer transparente et rivières claires, astre chaud. Mais le bruit de la mer ou de l’orage, celui que fait le vent en soulevant les sables morts sont les seuls sons qui troublent les immenses déserts silencieux. Toute vie pensante, par suite d’une erreur barbare, s’est anéantie ainsi que tout ce qui est vivant, juste après avoir effleuré la majesté du cosmos et de l’atome.
— Mais ne les avons-nous pas peuplées ?
— Oh oui ! Mais quel sens cela peut-il avoir pour ceux dont les traces se sont dispersées dans la poussière il y a des millions d’années et qui n’ont rien laissé nous permettant de comprendre pourquoi et comment ils se sont anéantis eux-mêmes et ont détruit toute vie sur leur planète !
Aïoda se fraya un passage entre les petites tables. Silencieuse et ardente, elle ressemblait, de l’avis général de la classe, aux jeunes filles de l’ancienne Asie du Sud qui portaient dans leur coiffure ou à leur ceinture des poignards effilés et les utilisaient hardiment pour défendre leur honneur.
— Je viens juste de lire quelque chose sur les civilisations mortes de notre Galaxie, dit-elle à voix basse, non pas sur celles qui ont été détruites ou qui se sont elles-mêmes exterminées, mais sur les civilisations mortes. Si on a conservé l’héritage de leurs pensées et de leurs actes, celui-ci a parfois été un poison dangereux susceptible d’empoisonner une société encore immature qui interprétera faussement une sagesse illusoire ; mais, parfois, c’est la précieuse expérience d’une lutte de millions d’années pour se libérer des entraves de la nature. La recherche des civilisations disparues est aussi dangereuse que lorsqu’on repère les anciens entrepôts d’armes qui se trouvent sur notre planète depuis des années. J’aimerai consacrer ma vie à ces recherches, ajouta doucement la jeune fille.
— Il me semble que nous nous écartons du sujet proposé par Lark, dit le maître.
— Ce que Pouna demande n’est pas clair, dit un solide garçon aux yeux noirs, en se levant.
Il regarda ses camarades : la plupart d’entre eux levaient la main, refrénant difficilement leur impatience.
— Faut-il comprendre qu’une société en voie de développement doit obligatoirement choisir entre la forme supérieure du communisme et le massacre général ? N’y a-t-il rien d’autre ? continua le garçon.
— La formule n’est pas exacte, Kimi, remarqua le maître. Il ne faut pas comparer le processus de développement général aux deux fléaux de la balance. Parmi les civilisations de l’Anneau qui nous sont connues, il existe des cas remarquables de passage rapide et aisé à une société communiste supérieure. Nous venons juste de parler d’un monde isolé, ayant atteint des connaissances scientifiques et techniques importantes, qui s’est auto-détruit. Il y a eu des périodes de troubles prolongés, de guerres meurtrières qui ont rejeté l’humanité de quelques planètes dans la pauvreté et l’isolement. Une nouvelle escalade, une nouvelle guerre, et cela plusieurs fois de suite jusqu’à ce que les forces productives de la planète s’épuisent et que les techniques se dégradent. Il a fallu des siècles à leurs descendants pour réparer cette dégradation, en dépit de la puissance illimitée de la force supérieure de la société et de l’aide du Grand Anneau.
— Mais l’avènement de cette forme de société communiste était-il inévitable ?
— Évidemment !
— Alors, je n’ai pas posé la question correctement, dit Kimi, après quelques instants de réflexion. Connaît-on des cas où l’humanité, sur une planète quelconque, a atteint un degré élevé de connaissances scientifiques et techniques de ses forces productives sans devenir communiste et sans périr sous les forces terribles d’une connaissance prématurée ? Existe-t-il beaucoup d’exceptions à la loi générale de développement qui, comme toute loi générale, doit en comporter ?
Le maître réfléchit un instant, les yeux baissés sur le pupitre vert semi-transparent sous lequel s’allumaient, pendant les cours, les renseignements utiles et les données chiffrées.
L’histoire étonnante de la planète Tormans avait fait sensation auprès de la génération précédente. Bien sûr, ses jeunes élèves la connaissaient. Des livres, des films, des chansons et des poèmes avaient gardé présente l’épopée de l’astronef « La Flamme sombre ». Ses treize héros avaient été immortalisés en un groupe sculpté dans une pierre d’un rouge étincelant, sur le plateau du Revat, à l’endroit même où l’astronef avait pris son envol.