« Vous avez entendu l’ignoble mensonge de la femme odieuse qui dirige la clique de brigands interstellaires. Avec une impudence sans pareille, elle a osé se dire sœur par le sang de notre grand peuple ! Rien que pour ce blasphème, les étrangers dangereux doivent être châtiés. Nos savants ont depuis longtemps établi et prouvé que les ancêtres du peuple de Ian-Iah sont venus des Étoiles Blanches pour conquérir la planète oubliée et instaurer ici une vie pleine de bonheur et de quiétude… »
Tchedi Daan se laissa entraîner par le discours absurde de l’orateur, prononcé avec une emphase inhabituelle pour les Terriens : tremblements de voix et cris alternaient. Elle ne remarqua pas l’arrivée de Faï Rodis. Celle-ci brancha la machine à traduire. Mais même la machine ne put trouver d’équivalent à « ignoble », « clique », « brigands », « odieuse », « blasphème ». Rodis s’éloigna pour faire des recherches, tandis que Tchedi, recourant parfois à l’agrandissement différentiel, continua à observer dans la foule les visages jeunes et uniquement eux. Ils avaient cette expression impénétrable et coupée du monde que l’on rencontre chez les fanatiques, les gens bornés ou indifférents.
Un soupçon subit incita Tchedi à brancher son bracelet-signal et à appeler Olla Dez. Celle-ci accourut, toute rouge. Elle venait de faire face à une attaque lancée simultanément contre elle par Vir Norine, Tivissa et Neïa Holly à propos de son penchant romantique pour les « souverains ». Faï Rodis entra à sa suite, tenant à la main une feuille où elle venait de recopier des mots du dictionnaire des idées anciennes.
— Avez-vous trouvé les mots énigmatiques ? s’impatienta Tchedi, pressée d’exposer ses propres soupçons.
— Ce sont des injures, c’est-à-dire des mots d’un bas niveau de développement psychologique. Ils sont offensants pour ceux auxquels ils s’adressent.
— Mais pourquoi ? Ils ne connaissent rien de nous !
— Ils appliquent les méthodes de pénétration de l’âme à travers le subconscient, méthodes qui ont été interdites en leur temps chez nous, mais qui étaient largement répandues dans les gouvernements démagogues fascistes et pseudo-socialistes de l’EMD. L’horrible criminel Hitler qui traitait son peuple comme des singes à l’instinct grégaire agissait exactement comme les orateurs tormansiens. Il hurlait et vociférait, devenait cramoisi de rage, vomissait des injures et des paroles de haine, empoisonnant la foule par le venin de ses émotions incontrôlées. « Dans une foule, l’instinct est plus fort que tout et il donne naissance à la foi », telles étaient ses paroles, utilisées plus tard par le régime oligarchique et pseudo-socialiste chinois. On ne discute pas avec ses ennemis, on crie, on leur crache dessus, on les bat et, le cas échéant, on les anéantit physiquement. Vous avez vu par vous-mêmes que les orateurs de Tormans ne procèdent que par bourrage de crâne. Ils ne font pas appel à une pensée courageuse, mais à une absence de pensée tout à fait animale, aussi ces insultes ne doivent pas nous émouvoir, elles sont là juste en tant que procédé d’un système élaboré pour tromper le peuple.
Tchedi se leva et passa devant les écrans muraux et les tableaux de commande, les poings serrés d’impatience.
— Je crois avoir compris, commença-t-elle lentement, j’ai même appelé Olla, avant que vous n’arriviez, pour tenter une expérience.
Rodis et Olla regardèrent Tchedi et attendirent.
— Ils ont un second réseau d’informations planétaires. Celui que nous avons reçu quotidiennement est contrôlé et filtré, comme notre Réseau Mondial. Mais, alors que nous agissons ainsi, afin de sélectionner le plus intéressant et le plus important pour une information de premier ordre, ici, on le fait dans un but tout à fait différent.
— Je comprends, approuva Faï Rodis, on ne montre que ce que veulent les dirigeants de Tormans. Le choix des nouvelles se fait d’après « une impression précise ». Il est possible qu’ils fabriquent eux-mêmes les « nouvelles ».
— Sans aucun doute. Je l’ai deviné en regardant le « mécontentement » du peuple. Des groupes de gens qui disent exactement la même chose, avec une colère feinte. On les recrute dans différentes villes. Mais nous n’avons pas un éventail authentique de gens ou d’opinions, et la population n’en a pas non plus.
— S’il en est ainsi… commença Faï Rodis.
— Il doit exister un autre réseau, poursuivit Tchedi, sur lequel a lieu une information authentique. Les dirigeants ne regardent pas la fausse information, ce serait non seulement inutile, mais encore dangereux pour eux.
— Et vous voulez vous brancher sur le second réseau ? demanda Olla Dez. Pouvons-nous connaître ses paramètres ?
— Rappelez-vous, nous avons surpris les rapports nocturnes des observatoires.
Olla Dez se pencha sur l’appareil de profil d’onde, les aiguilles de son indicateur s’animèrent et, en tâtonnant, donnèrent les canaux des émissions.
Faï Rodis enlaça Tchedi et l’étreignit doucement.
Toujours enlacées, elles regardèrent ensemble l’écran aveugle. Les contours flous ou lumineux des lignes nettes apparaissaient et disparaissaient rapidement. Au bout de quelques minutes, une voix forte se fit entendre, et simultanément, on vit sur l’écran, un vaste local encombré de rangées de tables couvertes de plans et de tableaux. À l’arrière-plan, tout à fait différents de ceux qui manifestaient bruyamment dans les rues, des gens vêtus de marron et de gris foncé étaient réunis en cercle. Ils étaient un peu plus âgés que les jeunes exaltés.
— Je ne comprends pas cette panique, dit l’un d’eux au centre. Il aurait fallu accueillir l’astronef. Pensez seulement à ce que pourraient nous apprendre ces gens qui, de toute évidence, sont plus instruits que nous et qui nous ressemblent tant.
— C’est là qu’est le hic, coupa un autre, car comment parler du mythe des Étoiles Blanches ?
— À qui sert-il maintenant ? dit le premier, en fronçant les sourcils, irrité.
— À ceux qui ont affirmé la vérité indiscutable des livres du grand génie Tsoam, livres qui proviennent des Étoiles Blanches. Mais si nous venons de la même planète que les étrangers, et si tout a tellement changé, alors…
— Assez ! Les Quatre ont des yeux et des oreilles partout… coupa celui qui avait parlé le premier, taisons-nous !
Comme à un signal donné, les gens se séparèrent et s’installèrent à leurs tables. L’œil des télécaméras se dirigea vers un laboratoire équipé sur tout un mur de cellules réticulaires, dans lesquelles grouillait quelque chose de vivant. Dans ce laboratoire, se trouvaient des gens en blouse jaune qui ne parlaient que de l’astronef des Terriens.
— L’extraordinaire s’est enfin produit ! dit une femme aux tresses amusantes, comme celles que portent les jeunes filles sur la Terre. Depuis des millénaires, nous avons nié l’existence autour de nous d’une vie intelligente, d’un haut niveau de culture, ou, du moins, nous pensions qu’elle avait très peu de chance d’exister. Au Siècle du Sage Refus, un seul astronef est parvenu jusqu’ici, et maintenant en voici un second qui est, de plus, habité par nos parents directs. Comment peut-on ne pas l’accueillir !
— Chut… Un vieux Tormansien courbé par l’âge fit signe de se taire exactement de la même manière que sur la Terre.