À nouveau, comme répondant à un ordre tacite, les gens se séparèrent. La caméra se fixa sur une grande salle pleine de machines énormes ayant la forme de colonnes, de tuyères et de chaudières. Et soudain, tout s’éteignit. La lunette bleue de l’appareil s’effaça, une fluorescence verdâtre éclaira la lentille du filtre et une voix aiguë prononça un discours en tormansien. Les Terriens qui s’étaient attardés à table s’empressèrent de rejoindre ceux qui étaient en train d’observer.
— À ceux qui arrivent de la planète étrangère. À ceux qui arrivent de la planète étrangère. Le Conseil des Quatre vous invite à entrer en pourparlers. Prenez la liaison-vidéo à deux sens du canal spécial. Un technicien vous expliquera la mise en circuit.
Le sombre stéréoécran s’alluma à nouveau. Derrière l’étroite caméra, identique à l’appareil automatique TVP ordinaire, se tenait un Tormansien d’âge mûr, vêtu de bleu. Il se mit à parler dans un petit mégaphone placé devant lui et s’efforça d’expliquer aux Terriens les paramètres de la ligne spéciale. En un instant, Olla Dez avait branché le TVP déjà réglé de « La Flamme sombre ». Le Tormansien se rejeta en arrière et s’arrêta, stupéfait, en voyant sur son propre écran les membres de l’astronef.
— L’astronef « La Flamme sombre » est prêt à entrer en pourparlers, dit Olla Dez, avec juste une pointe apparente de solennité, en hésitant un peu sur la prononciation tormansienne.
Le technicien en bleu se remit enfin de sa surprise. Il prononça quelques mots étouffés et indistincts dans le cube à tige souple, écouta la réponse et, un peu pâle, leva la tête.
— Préparez-vous. Choisissez celui d’entre vous qui parle le mieux la langue de Ian-Iah et qui connaît les formules de politesse. Je vous branche sur la Demeure du Conseil des Quatre.
Sur l’écran apparut une pièce immense entièrement drapée d’un tissu lourd qui retombait en plis verticaux, d’un vert sombre comme la malachite. Au premier plan, on voyait une table ronde dont les pieds massifs et sculptés avaient la forme de pattes griffues et sur laquelle était posé un globe opalescent bleu pâle. Quatre fauteuils recouverts du même tissu vert étaient disposés sur un tapis d’un jaune soleil éclatant. Le mur du fond était garni d’une armoire noire aux portes décorées de fins dessins bigarrés, au-dessus de laquelle il y avait une carte astronomique faiblement éclairée. Sur l’armoire, une grande lampe à l’abat-jour bordé d’un galon vert projetait ses feux sur quatre personnes qui, l’air important, se prélassaient dans les fauteuils. Trois d’entre eux se rejetèrent dans l’ombre. Au premier plan était assis un homme grand et maigre, en cape blanche, tête nue, les cheveux poivre et sel taillés en brosse. Sa bouche cruelle ne s’harmonisait pas avec le nez court et retroussé ; il avait des yeux étroits et perçants et des sourcils relevés qui semblaient faire un effort pour comprendre. Mais Olla Dez pouvait être contente : Tchoïo Tchagass donnait l’impression d’être le Maître, et, sans aucun doute, il l’était.
Faï Rodis, portant la même robe rouge-orangé, pénétra dans le champ de l’objectif principal. Tchoïo Tchagass se redressa et regarda longuement la femme de la Terre.
— Je vous salue, quoique vous soyez là sans autorisation ! dit-il finalement.
« Il aurait fallu quelques milliers d’années pour demander une “invitation” et recevoir une réponse » pensa Rodis, et ses lèvres tremblèrent en un sourire ironique à peine visible qui entraîna une réaction immédiate : les sourcils du souverain se haussèrent un peu plus.
— Que celui qui est votre chef et qui est chargé de représenter votre planète explique le but de votre venue, poursuivit-il.
Brièvement et avec précision, Faï Rodis parla de l’expédition, des sources concernant la planète Ian-Iah, de la disparition des trois astronefs de la Terre au tout début de l’ERM. Tchoïo Tchagass écoutait, impassible, penché en arrière, ses pieds chaussés de guêtres blanches appuyés sur un support rembourré. Plus sa pose semblait arrogante, plus les Terriens lisaient clairement le trouble qui se produisait dans l’âme du Président du Conseil des Quatre.
— Je n’ai pas bien compris au nom de qui vous parlez. Vous êtes tous bien trop jeunes ! dit Tchoïo Tchagass, à peine Rodis eut-elle fini sa déclaration demandant qu’on reçoive « La Flamme sombre ».
— Nous sommes les gens de la Terre et nous parlons au nom de notre planète, répondit Faï Rodis.
— Je vois que vous êtes les gens de la Terre, mais qui vous a ordonné de parler ainsi, et non autrement ?
— Nous ne pouvons parler autrement, rétorqua Rodis. Nous sommes ici une fraction de l’humanité. Chaque homme de la Terre aurait pu dire la même chose, mais peut-être l’aurait-il fait avec d’autres expressions ou plus clairement.
— L’humanité ? Qu’est-ce que c’est ?
— La population de notre planète.
— C’est-à-dire le peuple ?
— Le concept de peuple existait chez nous dans l’antiquité, avant que tous les peuples de la planète ne se joignent en une seule famille. Mais si on veut utiliser ce concept, alors disons que c’est au nom du peuple unique de la Terre.
— Comment un peuple peut-il parler à l’insu de ses dirigeants légaux ? Comment une foule inorganisée, à plus forte raison la populace, peut-elle exprimer un avis unique et valable ?
— Qu’entendez-vous par « populace » ? demanda Faï Rodis prudemment.
— La partie de la population qui, incapable d’atteindre un niveau scientifique élevé, est utilisée pour la reproduction et les travaux les plus simples.
— Chez nous, il n’y a ni populace, ni foule, ni dirigeants ; chez nous, la seule loi est ce que désire l’humanité et est exprimé par la somme des opinions. Des machines précises existent pour cela.
— Je ne comprends pas la valeur que peut avoir l’avis d’individus isolés, obscurs et incompétents.
— Chez nous, les individus incompétents n’existent pas. Chaque question importante est étudiée ouvertement par des millions de savants dans des milliers d’instituts scientifiques. Les résultats donnent lieu à une réunion générale. Les questions peu importantes et les décisions y afférant sont prises par les instituts adéquats ou même par quelques personnes, mais sont coordonnées par les Conseils, selon la direction principale de l’économie.
— Mais n’y a-t-il pas d’organe dirigeant suprême ?
— Non, il n’y en a pas. En cas de besoin, dans des circonstances extraordinaires, chaque conseil est souverain selon sa compétence. Les différents Conseils sont Les Conseils de l’Économie, de la Santé, d’Honneur et de Droit, d’Astronautique. Les Académies vérifient les décisions.
— Je vois qu’il règne chez vous une anarchie dangereuse et je doute que les relations entre le peuple de Ian-Iah et vous, soient de quelque utilité. Notre vie heureuse et tranquille peut être détruite… Je refuse de recevoir l’astronef. Remportez chez vous votre anarchie ou continuez à errer dans les gouffres de l’Univers !
Tchoïo Tchagass se leva, en se redressant de toute sa taille et tendit un doigt accusateur vers Faï Rodis. Les trois autres membres du Conseil des Quatre se mirent aussitôt debout, les mains levées en signe d’accord, les paumes ouvertement tendues en avant geste d’approbation et d’enthousiasme à Tormans.
Un peu pâle, Faï Rodis tendit également ses mains en avant, ce qui sur la Terre est un geste d’apaisement.
— Je vous demande de réfléchir quelques minutes encore, dit-elle d’une voix forte à Tchoïo Tchagass. Je dois entrer en liaison avec notre planète, avant d’entreprendre des actions décisives.
— Voilà que les arrivants dévoilent leur visage véritable, dit Tchoïo Tchagass en se tournant vers ses collègues. Plissant ses yeux étroits d’un air menaçant, il ajouta :