— Quelles actions décisives ?
— Celles que la Terre m’autorisera à faire ! Si…
— Mais comment pourrez-vous entrer en liaison ? coupa Tchoïo Tchagass avec impatience. Vous venez juste de parler de distance inaccessible. Ou tout ceci n’est que mensonge ?
— Nous n’avons encore jamais menti à personne. Dans des cas extrêmes, et au prix d’une grande consommation d’énergie, l’espace peut être traversé par le rayon direct.
Les compagnons de Faï Rodis se regardèrent étonnés.
Tchedi Daan commença à ouvrir la bouche, Grif Rift lui pressa l’épaule, lui ordonnant du regard de se taire.
Impassible, Olla Dez s’approcha de Rodis et les regards des quatre dirigeants se concentrèrent sur la nouvelle représentante de la Terre. Olla tendit à Rodis le microphone ordinairement utilisé pour les conversations à l’intérieur du vaisseau et fit passer le cadre du TVP sur l’écran du fond de la salle, là où, généralement, l’équipage de l’astronef regardait les stéréofilms emmenés de la Terre et les représentations eidoplastiques. Pour les astronavigants, il ne fit aucun doute que les deux femmes agissaient selon un plan préétabli.
Faï Rodis se mit à appeler au micro le Conseil d’Astronautique. Les paroles mélodieuses et brèves de la langue terrienne sonnèrent comme une incantation pour les Tormansiens. Les quatre dirigeants restèrent debout, à l’écart de la lumière, et Faï Rodis ne put suivre l’expression de leurs visages sombres.
Sur l’écran de l’eidoplaste en trois dimensions, apparurent les gens de la Terre, tout à fait réels, en couleurs naturelles. Il s’agissait, apparemment, d’un extrait de la chronique représentant la session de l’un des Conseils dans la grande salle.
Tchedi Daan libéra brusquement son épaule des doigts de Grif Rift.
— Quel mensonge indigne ! prononça-t-elle à haute voix.
Faï Rodis ne broncha pas, mais poursuivit, penchée en avant et sans quitter des yeux le souverain de Tormans.
— Je traduis vos questions dans la langue de Ian-Iah. Et elle se mit à parler tour à tour dans la langue de la Terre et dans celle de Tormans.
— Éminents membres du Conseil, je dois vous demander la permission de prendre des mesures extraordinaires. Les dirigeants de Tormans n’ont pas exprimé leur accord et, malgré le désir de nombreux habitants de la planète, ont refusé d’accueillir notre astronef pour des motifs fallacieux et futiles…
— Mensonge ! N’avez-vous pas vu à toutes les émissions planétaires comme le peuple est mécontent et exige que, non seulement on ne vous reçoive pas, mais qu’on vous anéantisse ? interrompit Tchoïo Tchagass d’un ton autoritaire.
— Nous nous sommes branchés sur votre réseau spécial et nous avons entendu autre chose, répondit Rodis imperturbable avant de poursuivre :
« … C’est pourquoi, je vous demande de nous laisser effacer de la planète la ville principale, le centre de l’oligarchie autocratique ou de donner un narcotique de notre choix à la planète toute entière.
Tchoïo Tchagass s’assit au bord de la table, mais les trois autres bondirent en avant, en gesticulant.
Imperceptiblement, Olla Dez déplaça le cadre de l’eidoplaste. Sur l’écran du TVP, le Président du Conseil parlait énergiquement en montrant une carte. Les membres du Conseil acquiesçaient d’un signe de tête affirmatif. On débattait de la construction d’une école d’entraînement pour les futurs explorateurs de Tamas. Vu de loin, on pouvait penser que Faï Rodis avait reçu l’autorisation indispensable.
— C’est inouï ! Je ne peux le supporter ! Tchedi Daan sortit en courant de la salle et se précipita dans sa cabine pour s’y enfermer, souffrant atrocement.
Ghen Atal, Tivissa et Menta Kor allaient sortir à sa suite, lorsqu’ils furent arrêtés par le ton impérieux du discours de Faï Rodis :
— J’ai reçu l’autorisation d’entreprendre une action exceptionnelle. Je vous demande de réfléchir à nouveau. J’attendrai deux heures selon le temps de Ian-Iah.
Faï Rodis se tourna pour sortir du champ de vision principal.
— Arrêtez, s’écria Tchoïo Tchagass. Quelle action vous a-t-on autorisée à entreprendre ?
— Celle que je veux.
— Et qu’avez-vous décidé ?
— Rien encore. J’attends votre réponse.
Rodis coupa la liaison de retour du TVP, laissant les dirigeants de Tormans face à l’écran sombre de leur réseau secret. Ils ne pensèrent pas à le débrancher aussitôt, aussi les Terriens purent-ils observer quelques minutes leurs discussions et leurs mimiques agitées et effrayées.
— La situation est grave ! dit un Tormansien au nez busqué et aux yeux ronds et globuleux.
Les Terriens apprirent plus tard qu’il s’agissait de Ghen Shi, le premier adjoint de Tchoïo Tchagass.
— La puissance des étrangers est manifeste. Même s’ils mentent, l’astronef dispose d’une force énorme et est, sans doute, une arme puissante. Sans lui, personne n’aurait pu accomplir ce voyage vers des planètes inconnues, grommela Zetrino Oumrog, mais l’astronef une fois sur la planète…
— C’est une autre affaire ! dit Tchoïo Tchagass, et il cria quelque chose.
L’écran s’éteignit.
Fatiguée, Rodis se laissa tomber dans un fauteuil, passa plusieurs fois ses mains sur son visage et ses cheveux, de haut en bas, comme si elle se lavait. Grif Rift lui tendit en silence une coupe de KMT, qu’elle prit avec un sourire reconnaissant.
— La représentation a très bien marché, dit Olla Dez, satisfaite, mais elle fut interrompue par un mur de silence hostile.
— Indigne ! Honteux ! Les gens de la Terre ne doivent pas jouer de scènes mensongères et se mettre à mentir ! On n’aurait jamais cru que le chef de notre expédition serait capable d’un acte malhonnête ! dirent à tour de rôle, Tivissa Henako, Menta Kor, Ghen Atal et Tor Lik. Même l’impassible Div Simbel regarda Faï Rodis d’un air désapprobateur, tandis que Neïa Holly, Vir Norine, Sol Saïn et Evisa Tanet ne cachaient pas leur enthousiasme.
Faï Rodis posa sa coupe, se leva et s’approcha de ses camarades. Le regard de ses grands yeux verts – grands même pour une femme de l’EMT – était triste mais résolu.
— Vos avis quant à ma façon d’agir sont à peu près également partagés, peut-être est-ce la preuve que j’ai raison… Je n’ai pas besoin de me justifier, car j’ai moi-même conscience d’être coupable. Comme des milliers de fois auparavant, nous nous trouvons devant le même problème : celui de l’ingérence ou de la non-ingérence dans le processus de développement, ou comme on disait avant, dans le destin des individus, des peuples, des planètes. Les recettes toutes prêtes, liées à la force, sont criminelles, mais l’observation impassible des souffrances de millions d’êtres, qu’il s’agisse d’animaux ou de gens, est tout aussi criminelle. Le fanatique ou le psychopathe mégalomane s’ingère partout sans hésitation ni scrupule, que ce soit dans les destins individuels ou dans les chemins de l’Histoire du peuple ; il tue à tort et à travers au nom d’idées qui, dans l’énorme majorité des cas, sont engendrées par l’esprit borné et par la volonté malade d’un paranoïaque. Notre monde communiste a depuis longtemps mis fin aux souffrances dues aux erreurs psychologiques et à l’ignorance du pouvoir. Il est naturel que chacun de nous veuille porter secours à ceux qui souffrent encore. Mais pourquoi ne pas en arriver à utiliser les moyens anciens de lutte que sont le mensonge et le secret ? N’est-il pas évident que, ce faisant, nous nous plaçons au même niveau que ceux que nous voulons sauver ? Et une fois à ce niveau, quel droit avons-nous de juger sans savoir ? Ainsi, à peine ai-je fait un pas sur le chemin d’autrefois que vous m’accusez d’avoir une conduite inadmissible.