Faï Rodis s’assit près de la table, le menton appuyé sur sa main comme à son habitude, et regarda d’un air interrogateur les autres qui gardèrent le silence. Ne voyant pas Tchedi Daan parmi les personnes présentes, elle en comprit la raison et ses yeux se firent encore plus tristes.
— Peut-on vraiment réprouver l’ingérence, interrogea Grif Rift, alors que depuis l’enfance, et tout au long de la vie sociale, la société mène les gens sur le chemin de la discipline et de l’autoperfection ? L’homme ne serait pas l’homme sans cela. Un pas de plus vers le peuple et c’est le perfectionnement de la vie sociale, puis celui de la totalité des peuples, du pays ou de la planète. Les étapes qui mènent au socialisme et au communisme ne signifient-elles pas tout simplement l’ingérence de la connaissance dans l’organisation des relations humaines ?
— Oui, c’est cela, mais à condition qu’elle se fasse de l’intérieur et non de l’extérieur, remarqua Tor Lik ; ici, nous sommes des étrangers venus d’un monde tout à fait différent.
— Nous ne sommes pas des étrangers ! Nous sommes les enfants de la Terre et eux aussi ! s’écria Neïa Holly.
— Il y a près de deux mille ans qu’ils ont continué leur chemin sans nous. Nous n’avons ni le droit, ni l’honneur de considérer les Tormansiens comme les nôtres, rétorqua Tivissa sèchement.
— Comment la biologiste et anthropologue peut-elle juger de façon aussi superficielle ? dit Evisa Tanet avec une moue. Deux mille ans sans nous, mais des millions d’années avec nous, y compris le dernier chemin, le plus difficile qui va de la barbarie et du féodalisme à l’ERM. Toutes ces victimes, ce sang, ces larmes et cette douleur du long chemin parcouru ensemble ! En quoi sont-ils des étrangers pour nous ? Avons-nous donc oublié que l’homme représente l’apogée de trois milliards d’années de sélection naturelle, de jeu aveugle pour sa survie, d’enfer sur lesquels Darwin a le premier attiré l’attention. Nous sommes liés par les gènes d’un héritage historique à toute la vie animale de notre planète et, par conséquent, à celle de Tormans. Pouvons-nous réellement rejeter nos propres racines comme l’ont fait, pour des raisons que nous ignorons, les ancêtres des habitants actuels de Ian-Iah ? Il y a longtemps qu’ils savent, comme nous, que l’homme est plongé dans un océan imperceptible de pensée, d’information thésaurisée, océan que Vernadski, le grand savant de l’EMD a appelé la noosphère. Dans la noosphère se trouvent tous les rêves, les énigmes, les idéaux enthousiastes de ceux qui ont depuis longtemps disparu de la Terre, les moyens de connaissance élaborés de la science, l’imagination créatrice des artistes, des écrivains, des poètes de tous les peuples et de tous les siècles. Nous savons que l’homme de la Terre a puisé dans son âme la force énorme qu’a nécessitée l’édification de la société communiste : étonnement et admiration devant la beauté, respect, fierté, foi créatrice dans la morale sans parler du fondement de tout l’amour. Il n’est pas normal que les Tormansiens aient interrompu cet héritage. N’y a-t-il pas ici transgression de la première loi du Grand Anneau sur la liberté de l’information ? S’il en est ainsi, alors, vous savez que nous avons parfaitement le droit de nous ingérer…
— Convaincant ! dit Sol Saïn.
— Mais cela ne justifie pas les méthodes anciennes ! dit Tor Lik.
— Ce n’est pas une justification et je l’ai déjà dit, répondit Faï Rodis. Mais considérons deux plateaux d’une balance : mettons sur l’un, la possibilité de venir en aide à la planète entière, et sur l’autre, la comédie mensongère que j’ai jouée. Qu’est-ce qui pèse le plus ?
— Inutile de se disputer, concéda Menta Kor, mais le fond de l’affaire n’est pas dans les proportions entre le bien et le mal, le chagrin et la joie qui, comme nous le savons, sont absolus et ne peuvent être comparés. Ici, le germe du danger est, si je comprends bien, au niveau de l’acte, car si l’on entre dans la voie du mensonge et de la terreur, comment déterminer la mesure et les limites au-delà desquelles on ne peut avancer sans tomber ?
— Vous avez exactement exprimé l’avis général, Menta, dit Tchedi Daan en entrant soudainement dans la salle. Le mensonge entraîne un mensonge en retour, la terreur, des tentatives réciproques d’intimidation qui, pour être vaincues, nécessitent de nouveaux mensonges et de nouvelles intimidations et tout cela entraîne une avalanche irrésistible de terreur et de chagrin.
— Je suis convaincue que l’essentiel des critiques que vous avez formulées est juste, mais ces derniers paliers sont une abstraction lointaine, dit Faï Rodis.
L’œil bleu s’éteignait. La planète Ian-Iah appelait « La Flamme sombre ». On alluma les écrans sur le vaisseau et dans la Demeure du Conseil des Quatre.
Tchoïo Tchagass était assis avec une raideur qui n’était pas naturelle, les mains croisées sur sa poitrine. Il regardait fixement les Terriens.
— Je vous autorise à visiter la planète et vous invite chez nous. D’ici vingt-quatre heures, le lieu d’atterrissage sera prêt et vous sera indiqué. Faï Rodis se leva et s’inclina, mettant dans ce geste une ironie à peine visible de coquetterie féminine.
— Je vous remercie au nom de la Terre et de mes compagnons. Il n’est pas nécessaire que nous nous hâtions d’atterrir. Nous devons procéder à l’immunisation, afin de ne pas vous transmettre les principes pathogènes contre lesquels vous n’avez aucun anti-corps et nous devons nous immuniser nous-mêmes. Maintenant que nous avons votre autorisation, nous prendrons des échantillons de terre, d’eau, d’air…
— Sans atterrir ?
— Nous avons pour cela des appareils que nous appelons fusées « gratteuses ». Je pense que nous serons prêts à atterrir dans une dizaine de jours. De plus…, Faï Rodis s’arrêta une seconde.
— De plus ? dit Tchoïo Tchagass, les yeux brillants.
— Je vais prévenir le second astronef. Il tournera à une altitude élevée au-dessus de Ian-Iah en nous attendant, ceci en cas d’avarie de notre astronef.
— Les pilotes du vaisseau de la Terre sont-ils si maladroits ? demanda Tchoïo Tchagass irrité, alors que les membres du Conseil des Quatre échangeaient des regards découragés.
— Les voyageurs du Cosmos ou les vagabonds de l’univers, comme nous ont appelé les Gardes du Ciel, doivent être prêts à toute éventualité, dit Faï Rodis en insistant sur ces derniers mots.
Le souverain de Tormans acquiesça de mauvais gré et l’audience télévisée prit fin.
Chapitre IV
L’ÉCHO DE L’INFERNO
La masse de « La Flamme sombre » se rapprochait de la surface de la planète. La vitesse s’accrut et l’air, rare à des centaines de kilomètres d’altitude, se mit à mugir d’une façon assourdissante contre les parois indestructibles du vaisseau, protection efficace contre toute surchauffe et toute radiation. Les sonosondes de Tormans enregistrèrent ce son d’une intensité monstrueuse. Apparemment, les appareils, même ici, savaient enregistrer la chronique sonore du ciel. Les amplificateurs transmirent ce hurlement monocorde et aigu – on aurait dit un signal d’alarme – jusqu’aux bureaux des savants, aux hautes tours des Gardiens du Ciel et aux vastes appartements des dirigeants. Ce hurlement annonçait l’approche du visiteur indésiré, à la fois terrifiant et attirant.
Les techniciens de l’astronef travaillèrent sans relâche, calculant les programmes dont ils alimentèrent les fusées « gratteuses » aux mufles hébétés et à trois yeux. Bientôt, plusieurs tubes en spirale recouverts d’une housse pisciforme de 5 cm de long furent lancés du vaisseau. Décrivant de larges paraboles, ils touchèrent la surface de la planète dans des lieux fixés à l’avance. L’un de ces tubes gratta les vagues de l’océan, un autre s’enfonça dans les profondeurs de l’eau, un troisième troua la surface d’un fleuve, les autres se répandirent dans les champs, les zones vertes, aux points autorisés par les Tormansiens. Puis, les fusées remontèrent vers l’astronef et se collèrent au bord de « La Flamme sombre », procurant à ses laboratoires les échantillons biologiques de l’eau, de la terre et de l’air de la planète étrangère.