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Faï Rodis serra doucement les mains brûlantes de la jeune fille dont les poignets étaient resserrés dans les anneaux argentés du scaphandre. Faï admira le visage de Tchedi, encadré de cheveux châtain cendré, qui commençait à bronzer.

— Il ne faut pas s’accuser, Tchedi. L’essentiel, partout et toujours, est de ne pas accomplir d’action dictée par une opinion erronée. Qui ne s’est enferré dans des contradictions apparemment insolubles ? Même les dieux des vieilles croyances y étaient exposés. La nature seule possède une cruauté illimitée qui lui permet de résoudre les contradictions en procédant à une expérimentation aveugle faite au nom de tout ce qui vit !

Elles s’assirent sur le divan. Tchedi regarda Rodis d’un air interrogateur.

— Parlez-moi de la théorie de l’inferno, demanda-t-elle après quelques hésitations, et elle s’empressa d’ajouter : il est très important pour moi de savoir.

Pensive, Rodis se mit à arpenter la cabine ; s’arrêtant devant les casiers d’une microbibliothèque, elle passa ses doigts sur le plastique vert des appellations codées.

— La théorie de l’infernalité, comme on disait autrefois. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une théorie, mais d’un code d’observations statistiques effectuées sur notre Terre à propos des lois spontanées de la vie dans la société humaine particulièrement. Inferno vient du mot latin « inférieur, souterrain » et signifie enfer. Le merveilleux poème de Dante, qui est parvenu jusqu’à nous, et qui, au départ, était seulement une satire politique, décrit les différents cercles de l’inferno, dont il fait un sombre tableau. Il a expliqué l’essence terrible – essence que les occultistes étaient autrefois les seuls à connaître – du terme « inferno », de sa situation sans issue. L’inscription sur les portes de l’enfer « Vous qui entrez, laissez toute espérance » reflétait la caractéristique essentielle de la Maison des Tourments imaginée par les gens. Ce pressentiment intuitif des dessous véritables du développement historique de la société humaine – dans l’évolution de la vie sur la Terre comme sur le chemin terrifiant du chagrin et de la mort – a été mesuré et calculé, lors de l’apparition des machines électroniques. La fameuse sélection naturelle apparut comme l’expression la plus vive de l’infernalité et comme la méthode permettant d’atteindre une amélioration due au hasard de la même façon qu’en jouant, on jette les dés un nombre incalculable de fois. Mais chaque lancer de dé signifie des millions de vie succombant à la souffrance et à la désespérance. Une sélection cruelle a formé et dirigé l’évolution sur le chemin de perfectionnement de l’organisme, dans une seule direction essentielle, celle d’une plus grande liberté, de l’indépendance par rapport au milieu ambiant. Mais cela a eu pour conséquence inévitable, une augmentation de l’intensité des sentiments et, plus simplement, de l’activité nerveuse et a entraîné un accroissement obligatoire de la somme de souffrances sur le chemin de la vie.

Autrement dit, ce chemin a conduit à la désespérance. Il s’en est suivi une immaturité accrue, une monotonie hypertrophiée – semblable au sable du désert – ce qui était unique ou d’une valeur exceptionnelle a été détruit par sa répétition à l’infini… Subissant des métamorphoses – par milliards de milliards – allant d’obscures créatures marines jusqu’à l’organisme pensant, la vie animale des milliards d’années de l’histoire géologique s’est trouvée dans l’inferno.

L’homme, en tant qu’être pensant, est tombé dans un double inferno, à la fois physique et spirituel. Il crut, au début, qu’il éviterait toutes les infortunes en se réfugiant dans la nature : de là, sont nés les contes sur le paradis originel. Lorsque la structure mentale de l’homme est apparue plus clairement, les savants ont déterminé que l’inferno spirituel était représenté par les instincts primitifs auxquels l’homme se soumet de son plein gré, croyant conserver son individualité. Des philosophes, en parlant de la fatalité irrésistible des instincts ont favorisé leur développement et ont ainsi rendu difficile la sortie de l’inferno. Seule, la création de conditions accordant à l’individu la supériorité de l’auto-perfection sur ses instincts, peut contribuer à faire avancer d’un grand pas le développement de la conscience générale.

Les religieux se mirent à prêcher que la nature, en permettant le développement des instincts, est l’incarnation du mal, connu depuis longtemps sous le nom de Satan. Les savants ont répliqué, en considérant que le processus de l’évolution aveugle de la nature est dirigé vers la libéralisation du milieu ambiant et, par conséquent, vers la sortie de l’inferno.

Le développement d’appareils étatiques puissants, autoritaires et oppressifs, l’accroissement du nationalisme et la fermeture plus étroite des frontières installèrent l’inferno à l’intérieur même de la société.

Ainsi s’est-on trouvé empêtré dans des contradictions à la fois sociales et naturelles, jusqu’à ce que Marx résume la situation de façon claire et simple : le bond fait pour passer du règne de la nécessité au règne de la liberté ne peut emprunter qu’un seul chemin, celui de la restructuration de la société.

En étudiant la dictature fasciste de l’EMD, le philosophe et historien de la 5e période, Erf Rom, a formulé les principes de l’infernalité, dont les conséquences ont été étudiées en détail par mon maître.

Erf Rom a remarqué que chaque système social imparfait avait tendance à s’isoler, à protéger sa structure de tout contact avec les autres systèmes, afin de pouvoir se maintenir. Naturellement, seules les classes privilégiées du système donné – les oppresseurs – pouvaient souhaiter le maintien d’une structure imparfaite. Ces classes ont commencé par instaurer une ségrégation du peuple pour des motifs quelconques – nationaux ou religieux – ce qui a conduit le peuple à vivre dans le cercle clos de l’inferno, coupé du reste du monde. Les contacts n’avaient lieu que par l’entremise du groupe dominant. Aussi, l’infernalité est-elle leur fait propre. On a réalisé ainsi, de manière inattendue, l’enseignement religieusement naïf de Mani sur l’existence du mal dirigé dans le monde : le manichéisme. C’était en même temps une lutte parfaitement matérielle pour les privilèges dans un monde où l’on manquait de tout.

Erf Rom avait conseillé à l’humanité de ne pas tolérer la souveraineté mondiale de l’oligarchie – qu’il s’agisse du fascisme ou du capitalisme d’état. Sinon, se rabattrait sur notre planète le couvercle funeste de la désespérance totale d’une vie infernale sous la botte du pouvoir absolu, doté de la toute-puissance de l’arme terrible de ces temps-là, et d’une science non moins meurtrière. Pour Kin Rouh, les œuvres d’Erf Rom ont contribué à l’édification d’un monde nouveau au moment du passage à l’Ère de Réunification Mondiale. À ce propos, Erf Rom est le premier à avoir remarqué que toute l’évolution naturelle de la vie sur Terre est infernale. Plus tard, Kin Rouh, lui-même, a consacré des écrits brillants à ce sujet.

D’un geste familier, Rodis composa un chiffre et le petit carré de l’écran de la bibliothèque s’éclaira. Le visage bien connu de Kin Rouh apparut sur fond jaune. Ses yeux étonnamment vifs étaient fixés sur les spectatrices. Le savant donna un ordre de la main et disparut tout en continuant à parler hors du cadre.

On vit sur l’écran le visage las, triste et inspiré d’un vieil homme au front carré et aux fins cheveux blancs relevés. Kin Rouh expliqua qu’il s’agissait du philosophe ancien Aldis, qu’on considérait autrefois comme l’inventeur du fanal de signaux en mer. Il était difficile de s’y retrouver dans les noms des peuples pour lesquels la phonétique ne correspondait pas à l’orthographe, car la prononciation s’était perdue au cours des siècles suivants, ce qui était particulièrement le cas de la langue anglaise très répandue à l’EMD.