Aldis, manifestement troublé et le souffle court par suite d’une maladie de cœur évidente, dit : « Prenons l’exemple d’un homme jeune dont la femme bien-aimée vient de mourir d’un cancer. Il n’a pas encore pris conscience qu’il est victime d’une injustice particulière, d’une loi biologique générale aussi impitoyable, horrible et cynique que les cruelles “lois” fascistes. Cette loi intolérable dit que l’homme doit souffrir, perdre sa jeunesse et sa force, puis mourir. Elle tolère que l’on ôte à un homme jeune tout ce qu’il a de plus cher sans lui donner sécurité ou protection et en le laissant pour toujours exposé à tous les coups du destin surgis de l’ombre du futur ! L’homme a toujours passionnément rêvé de changer cette loi et refuse d’être un échec biologique dans le jeu du destin et selon des règles établies depuis des milliards d’années. Pourquoi devons-nous accepter notre destinée sans lutter ? Des milliers d’Einstein nous aideront en biologie à sortir de ce jeu : refusons de baisser la tête devant l’injustice de la nature, refusons tout accord avec elle ». Kin Rouh a dit : « Il est difficile à l’homme de formuler de façon claire le concept d’inferno. Depuis combien de temps a-t-on compris ses principes ? Et maintenant… »
Sur l’écran, apparut le modèle d’un globe terrestre, une sphéroïde transparente à couches multiples, éclairée de l’intérieur. Chaque parcelle de sa surface était un petit diorama qui projetait directement sur le spectateur une image stéréoscopique semblant provenir d’une distance infinie. Les couches inférieures du globe s’allumèrent tout d’abord, laissant les couches supérieures transparentes et muettes. Peu à peu, la projection remonta de plus en plus haut vers la surface. L’histoire de la Terre, imprimée dans les stratifications géologiques se déroula de manière concrète devant le spectateur. Ce genre habituel de démonstration était chargé d’un contenu que Tchedi n’avait jamais vu auparavant. Kin Rouh déclara qu’il avait établi le schéma de l’évolution animale d’après les données d’Erf Rom.
Chaque espèce animale était adaptée à des conditions déterminées de vie, à une « niche écologique », comme disaient autrefois les biologistes. Cette adaptation empêchait de quitter la niche, et créait un foyer isolé d’inferno, jusqu’à ce que ce genre se multiplie au point qu’il ne pouvait plus subsister dans la niche surpeuplée. Plus l’adaptation était parfaite, plus les genres isolés prospéraient, plus terrible était le prix à payer.
Les différentes parcelles s’allumaient et s’éteignaient, les tableaux de la terrible évolution du monde animal scintillaient. Plusieurs milliers de groupes amphibiens, proches des crocodiles, grouillant dans la vase visqueuse, les marais et les lagunes ; petits lacs bourrés de salamandres, de créatures semblables à des serpents et des lézards, mourant par millions dans une lutte insensée pour la vie ; tortues, dinosaures géants, monstres marins se tordant dans des baies empoisonnées par la décomposition et agonisant sur les berges appauvries.
Remontant la couche terrestre et l’époque géologique apparurent des millions d’oiseaux, puis des troupeaux géants de bêtes sauvages. Le cerveau et les sentiments se développèrent inévitablement, la peur de la mort, les soucis quant à la descendance grandirent, les souffrances physiques des herbivores qui étaient dévorés : pour eux, dans leur obscure compréhension du monde, les énormes rapaces durent apparaître comme les démons et les diables créés plus tard par l’imagination de l’homme. Cette puissance majestueuse, ces dents et ces griffes splendides, cet enthousiasme devant sa propre beauté primitive n’eurent qu’une seule signification : lacérer, mettre en pièces la chair vivante, broyer les os.
Rien ni personne n’y faisaient plus, il était impossible de quitter ce cercle clos de l’infernalité – marais, steppe ou forêt – dans lequel l’animal naissait avec l’instinct aveugle de multiplication et de conservation de la race… Mais l’homme, grâce à la force de ses sentiments, à sa mémoire, à sa faculté de comprendre le futur, prit rapidement conscience que, comme toutes les créatures, il était condamné depuis sa naissance jusqu’à sa mort. La seule question portait sur le délai nécessaire à son accomplissement et sur la somme de souffrances qu’aurait à endurer tel individu particulier. Et plus l’homme s’élevait, se purifiait, s’anoblissait, plus grande était la somme de souffrances qui lui serait accordée par la nature « généreuse » et la vie sociale jusqu’à ce que la sagesse des gens qui unirent leurs forces titanesques, interrompît ce jeu des forces aveugles spontanées, jeu qui s’était prolongé pendant des milliards d’années dans l’inferno général et gigantesque de la planète…
Voilà pourquoi la première conception de la vie infernale a causé, autrefois, tant de crises psychiques et de suicides au plus bel âge de la vie, vers 18-20 ans.
— J’ai mis bout à bout deux extraits du cours de mon maître, dit Faï Rodis. Maintenant, la fameuse théorie de l’infernalité est claire pour vous.
— Oh, oui ! s’écria Tchedi. Mais comment pouvais-je connaître les épreuves auxquelles quelques historiens s’étaient eux-mêmes soumis ?
— À ce que je vois, dit Rodis lisant dans ses pensées, vous en savez plus sur moi que je ne le supposais, aussi allez-vous en savoir davantage.
Sur ces mots, elle atteignit le cristal en forme d’étoile de l’Enregistreur mnémonique, communément appelé « stellette » et le tendit à Tchedi.
— L’infernalité – dit-elle – a accru au centuple les souffrances inévitables de la vie et a fabriqué des gens au système nerveux faible, dont la vie est encore plus dure : premier cercle vicieux. Durant les périodes où les conditions de vie se sont relativement améliorées, la souffrance a diminué, mais a créé des égoïstes indifférents. Lorsque notre conscience a atteint un niveau général supérieur, nous avons cessé de nous enfermer dans notre propre souffrance, et nous avons développé à l’infini la souffrance envers les autres, c’est-à-dire la compassion, le souci de tous, celui d’extirper le chagrin et les malheurs du monde entier, tout ce qui, à chaque instant, nous inquiète et rend chacun de nous soucieux. Si on se trouve déjà dans l’inferno, en ayant conscience qu’on y est, que la longueur du processus empêche de s’en sortir tout seul, alors, aider les autres en faisant le bien, en accomplissant de belles actions, en répandant le savoir, tout cela a un sens, ne serait-ce que parce que cela contribue à la suppression de l’inferno. Quel serait le sens de la vie, sinon ?
» La simple vérité, d’une limpidité étonnante n’apparaît pas immédiatement, ce qui explique que les véritables révolutions de l’âme ont été, au début, très rares autrefois.
» Afin de montrer la mesure de la souffrance individuelle des temps passés, nous autres historiens, avons imaginé un système d’épreuves dans les conditions données de l’infernalité. Cette série comprend des tortures physiques, mais aussi des tortures psychiques, qui ont été établies, afin que nous, qui étudions l’histoire de l’EMD, soyions plus proches des sensations de nos ancêtres et que la motivation de leurs actes et de leurs préjugés soient plus compréhensibles pour leurs lointains descendants qui mènent une vie sereine depuis des millénaires.
Tchedi Daan pencha la tête avec attention.
— Et vous pensez, qu’ici à Tormans, c’est l’inferno ? Que le couvercle de l’oppression planétaire s’est rabattu sur eux, parce qu’ils n’ont pas atteint…
— Ici, l’oligarchie planétaire s’est répandue très vite à cause de l’homogénéité de la population et de la culture, expliqua Rodis.