Tchedi sortit, après avoir regardé Faï Rodis immobile, plongée dans des pensées qui l’entraînaient tantôt sur la planète inconnue, là-bas, au-dessous du vaisseau, tantôt sur la Terre, à une distance infinie.
Deux heures plus tard, Tchedi revint, les joues empourprées et les yeux abattus. Sans un mot, elle rendit la « stellette » à Rodis, prit sa main tendue, la porta à son front puis l’embrassa brusquement. Murmurant « excusez-moi pour tout », elle s’élança hors de la cabine, encore maladroite dans son scaphandre. Rodis la regarda s’éloigner, et aucun membre de l’équipage n’aurait pu imaginer toute la bonté maternelle exprimée sur le visage du chef de l’expédition.
Ce que Tchedi venait de voir dans la « stellette » la troubla, touchant au vif des instincts anciens. Sa mémoire s’imprégnait de cette vision avec une âpreté maladive, comme pour l’empêcher d’oublier cela rapidement. Elle connaissait une quantité d’histoires analogues d’après des livres anciens et des films du passé et Tchedi s’était imaginé la cruauté des temps jadis d’une façon abstraite.
La résistance des héros était exaltante, mais la description même de leurs tribulations gardait un sentiment confusément agréable de sécurité dû à l’impossibilité qu’un sort identique puisse arriver à Tchedi ou à l’un des nombreux habitants de la Terre. Le maître de psychologie avait expliqué en classe, qu’autrefois, au temps où les gens pauvres et affamés étaient en très grand nombre, les gens nantis et rassasiés aimaient lire des livres et regarder des films sur les pauvres qui mouraient de faim, sur les opprimés et les offensés afin de ressentir plus fortement leur vie aisée et tranquille. À l’époque inquiétante et instable de l’EMD, on écrivit principalement des romans sentimentaux sur des gens malheureux, victimes d’injustices, ainsi que, par antithèse, sur des héros très beaux, dotés d’une chance inouïe. Alors, les gens pressentant l’imminence des chocs menaçants de l’histoire de l’humanité, prenaient plaisir à chaque œuvre d’art qui pouvait leur apporter le sentiment précieux de sécurité, même éphémère : « Que cela ait lieu chez les autres et non chez moi ».
Comme les autres, Tchedi avait enduré des souffrances physiques, elle avait travaillé dans des hôpitaux pour grands malades – rechutes dues à la détérioration de l’hérédité ou sérieux trauma avec des cas fréquents d’euthanasie – condamnés à une mort douce, en dépit d’un haut niveau de développement de la société.
Mais c’était la fatalité naturelle et acceptable de la vie. La sagesse et la force psychique permettaient de la surmonter, car l’on sentait continuellement son unité avec le courant spirituel général de l’humanité aspirant à un futur toujours ascendant. Point n’était besoin d’y croire comme autrefois, tellement c’était réel et visible pour ceux qui partaient dans le passé. Mais ce que Tchedi avait vu dans la « stellette » de Rodis ne ressemblait absolument pas aux peines de la vie de l’EMT.
La solitude et l’impuissance de l’homme, tenu d’autorité à l’écart de tout ce qui était intéressant, précieux et lumineux, étaient si évidentes qu’un sentiment de douleur infinie s’ancra de façon obsédante dans l’âme de Tchedi malgré elle. L’humiliation et les tourments auxquels cette existence solitaire et dépendante était soumise, éveillaient chez un individu de l’EMT une rage primitive mêlée de douloureuse impuissance qui pourrait sembler inconcevable chez un habitant de la Terre.
À travers l’expérience de Faï Rodis, Tchedi s’était plongée dans l’atmosphère de cruauté et d’hostilité étouffantes et insensées d’une époque depuis longtemps révolue. Si la dignité fière et inébranlable de la femme de l’EMT ne s’était pas brisée sous cette forte action psychologique, c’était peut-être parce qu’elle avait devant elle Faï Rodis, qui personnifiait toutes les aspirations de Tchedi elle-même.
La jeune exploratrice de l’homme et de la société eut honte en se souvenant, comment sur la Terre lointaine, elle avait plus d’une fois, mis en doute la nécessité pour la société communiste de systèmes complexes de défense qui, de génération en génération, avaient coûté aux gens de la Terre des moyens matériels et des efforts considérables. Tchedi savait maintenant que, malgré la montée inéluctable de la bonté, de la compassion et de la tendresse, à cause des sommes de souffrances infernales endurées pendant des millions d’années et amassées dans la mémoire génétique, des personnes ayant une conception archaïque de la vaillance pouvaient se manifester et assouvir leurs instincts cruels et dominateurs pour s’élever aux dépens des autres. Seul, un chien enragé peut mordre et exposer des centaines de personnes à un danger mortel. Mais, comme lui, un homme à l’âme pervertie est capable de causer les pires malheurs à un entourage bon qui ne soupçonne rien, avant que le monde qui a depuis longtemps oublié les périls sociaux précédents, ne puisse l’isoler et le transformer. Voilà pourquoi l’organisation SP – Surveillance Psychologique – est si complexe : elle travaille de concert avec la GI – Grille de transformation de l’Individu – et est supervisée par le Conseil de l’Honneur et du Droit. L’analogie avec la PLE – Protection des Liaisons Électroniques – du vaisseau cosmique est totale, sauf que c’est encore plus complexe et varié.
D’avoir compris pour la première fois, comme il convient, le rôle de la SP tranquillisa et réconforta Tchedi, comme si la sollicitude vigilante et maternelle de l’humanité terrestre avait étendu là sa main puissante, à travers les spires de Shakti et de Tamas. La jeune fille cessa de ressentir la cuirasse métallique et, poussant un profond soupir, elle s’endormit avec un calme qu’elle n’avait pas ressenti depuis le moment où ils s’étaient rapprochés de Tormans.
Chapitre V
DANS LES JARDINS DE TSOAM
Neïa Holly, qui avait émigré sous la coupole de l’astronef à la place de Ghen Atal, fut réveillée par le hurlement sourd des appareils d’écoute externe. Elle pensa que « La Flamme sombre » s’était placée sur une orbite inférieure, sans que le champ de protection soit débranché. Sur l’écran de TVP intérieur, elle vit les pilotes de l’astronef en conversation animée avec Faï Rodis.
L’atterrissage de « La Flamme sombre » allait mettre en émoi la planète entière. Une seconde attaque était possible au moment précis où les Terriens débrancheraient le champ de protection. Faï Rodis, favorable à ce débranchement, obtint gain de cause. Elle persuada les pilotes du vaisseau de ce que, dans un gouvernement oligarchique, la transmission en sens contraire était forcément faible : avant que la nouvelle de la suppression du champ permettant de répéter l’attaque ne parvienne au chef suprême, « La Flamme sombre » aurait le temps de se poser.
L’astronef décrivit des cercles au-dessus de la planète Ian-Iah, afin de se familiariser avec le lieu d’atterrissage qui avait été fixé. Ce promontoire donnant sur la mer était beaucoup trop petit pour l’énorme et gauche ARD. Deux trappes d’observation supplémentaires furent ouvertes, auxquelles les Terriens ne purent s’arracher : c’était la première fois qu’ils voyaient la planète de si près, « La Flamme sombre » accomplit les dernières spires à une altitude d’environ 25 000 mètres. L’atmosphère, un peu plus dense que sur la Terre, commençait déjà à chauffer le vaisseau, tandis qu’il se frayait un passage à travers elle. La planète Ian-Iah ne semblait pas bleue comme la Terre. Le violet dominait. Au milieu des montagnes, de grands lacs paraissaient presque noirs, avec des reflets dorés ; les océans, eux, étaient couleur améthyste foncé. Là où, à travers l’eau peu profonde, transparaissaient les bas-fonds, la mer devenait d’un vert maussade.