Les Terriens se rappelèrent avec un sentiment de tristesse le vert radieux du Tibet, tel qu’ils l’avaient vu pour la dernière fois d’une altitude identique.
Les arêtes parallèles des crêtes basses et déchiquetées, les chapelets de pyramides étroitement serrées les unes contre les autres, les labyrinthes de vallées arides sur les plateaux immenses de Ian-Iah semblaient d’un brun clair, nuancé de violet. Par endroits, une fine couche de végétation jetait sur le sol raviné et stérile un tapis de couleur chocolat. La région des failles équatoriales était marquée par des coulées colossales de lave plissée, d’un gris sombre. Autour de ces zones lugubres, le sol prenait une teinte brique qui virait tout à fait au jaune en s’éloignant des montagnes de lave. Les sillons symétriques de dunes de sable ridaient le littoral désertique et la planète semblait déserte.
Rien qu’en observant, les Terriens virent que, le long des grands fleuves et dans les basses dépressions, là où le sol était rendu bleu par les vapeurs humides, de grandes surfaces étaient divisées en carrés réguliers. Puis, apparurent les routes, les îlots verts des villes et les énormes taches brunes des maquis sous-marins dans les basses eaux. Les nuages ne se divisaient pas, comme sur la Terre, en petites boules duveteuses, en bandes plumeuses ou en champs lacérés d’un blanc aveuglant. Ici, ils s’entassaient en masses granuleuses et écaillées, s’amoncelant au-dessus des mers des Hémisphères de Tête et de Queue.
Une vibration secoua l’astronef. Grif Rift brancha les refroidisseurs. Enveloppé d’un nuage argenté, le vaisseau descendit rapidement. Cette fois, ce ne fut pas dans les cellules magnétiques, mais dans les fauteuils à amortisseurs et sur les divans que l’équipage reçut la surcharge de freinage. Établissant de nouveau et sans y prendre garde une frontière invisible, les sept astronavigants vêtus de leurs cuirasses métalliques se regroupèrent sur un divan à l’écart des autres.
Le lieu et l’heure de l’atterrissage de « La Flamme sombre » avaient été tenus secrets. C’est pourquoi, seuls quelques habitants de la planète Ian-Iah virent l’énorme vaisseau surgir soudain des profondeurs du ciel et apparaître au-dessus du promontoire désert. La colonne brûlante d’énergie de freinage frappa le sol friable, soulevant une trombe de poussière et de fumée. Avec des contorsions rageuses, la colonne résista longtemps aux pressions du vent marin. Son souffle chaud se propagea bien loin sur terre et sur mer, atteignant de longues voitures bruyantes qui arrivaient en hâte sur les lieux. Elles étaient remplies de Tormansiens uniformément vêtus de violet et armés. Chacun portait sur la poitrine des petites boîtes munies à l’avant de courtes fusées proéminentes. Surprises par le souffle de la trombe, les voitures s’arrêtèrent à une distance respectueuse. Les Tormansiens fixèrent attentivement le rideau de poussière, s’efforçant de comprendre s’il s’agissait d’un atterrissage réussi ou d’une catastrophe. À travers la brume d’un brun grisâtre, la coupole sombre de l’astronef apparut graduellement, si stable qu’on aurait dit que l’appareil avait atterri sur un emplacement préparé à l’avance. À l’étonnement des habitants de Tormans, même le maquis de hautes broussailles entourant le vaisseau semblait intact. Il fallut tailler un chemin pour que les voitures, portant l’emblème des quatre serpents et destinées aux arrivants, puissent passer. Aux abords immédiats de l’astronef lui-même, la végétation était détruite et le sol s’était liquéfié, formant une aire circulaire et nue.
Soudain, un nuage argenté submergea la base de l’astronef. Les Tormansiens sentirent un souffle froid. En quelques minutes, le sol se refroidit. Deux trappes rondes, faisant penser à des yeux énormes et très écartés, s’ouvrirent dans le vaisseau. Leurs surfaces bombées et polies brillaient d’une lueur mauvaise sous les rayons de l’astre rouge qui filtraient à travers les tourbillons de poussière de plus en plus clairs. Les Tormansiens vêtus de violet se frayèrent un passage à travers le maquis, avançant en demi-cercle. Ils s’arrêtèrent et examinèrent les voitures restées en arrière. De là, ils transmirent à la chaîne l’ordre de ne pas avancer davantage. Un puissant soupir inhumain passa sur le promontoire. Le mouvement en spirale de l’air fit tournoyer les feuilles, les tas de petites branches calcinées et la poussière compacte, les entraînant vers le firmament mauve. Le vent se saisit des détritus et les emporta dans la mer déserte. Sans plus tarder, on disposa, au-dessus de la protubérance annulaire de la coupole du vaisseau d’épaisses plaques de blindage latérales. Un tuyau énorme, dont le diamètre dépassait la taille d’un homme, se mit en mouvement. À son extrémité, un éventail fait de poutrelles métalliques se déploya avec élégance et sans bruit. Au-dessous, la cabine transparente d’un ascenseur descendit sur le sol. Retenant leur respiration, les habitants de Tormans regardèrent cette boîte brillante comme le cristal.
Faï Rodis, qui marchait en tête le long de la galerie tubulaire, fit du regard ses adieux aux membres de l’équipage qui restaient à bord. Ils s’alignèrent, et, s’efforçant de cacher leur angoisse, accompagnèrent ceux qui partaient de gestes affectueux et de sourires.
Grif Rift se tenait près des manettes de l’ascenseur. Il retint Faï Rodis par son coude recouvert de métal et murmura, avec une douceur inhabituelle chez lui :
— Retenez bien ceci, Faï, je suis prêt à tout prendre sur moi ! J’effacerai leur ville de la planète et la détruirai sur une étendue d’un kilomètre pour vous venir en aide !
Faï Rodis passa ses bras autour du cou robuste du commandant, l’attira vers elle et l’embrassa.
— Non, Grif, vous ne ferez jamais cela !
Il y avait une telle force dans ce « jamais » que le rude astronavigant inclina la tête docilement…
Devant les habitants de la planète Ian-Iah apparut une femme vêtue d’un costume de couleur noire, semblable à ceux que seuls les hauts dignitaires de la ville du Centre de la Sagesse avaient le droit de porter. Un écran transparent fixé à l’encolure par des supports métalliques protégeait le visage de la visiteuse. Sur ses épaules, des tubes en forme de serpents tressautaient à chaque pas et des petits miroirs triangulaires brillaient de façon aveuglante, comme les symboles sacrés de la puissance. Près d’elle, trottinait avec agilité une espèce de mécanique à neuf pattes, dont le revêtement oxydé brillait. Elle suivait la femme de la Terre, la surveillant sans relâche…
Les compagnons de Faï sortirent l’un après l’autre : ils étaient trois femmes et trois hommes et chacun était accompagné de la même mécanique à neuf pattes.
Ce qui frappa le plus ceux qui étaient venus les accueillir ce fut que les arrivants avaient les jambes nues jusqu’au genou. Le métal polychrome les rendait brillantes et des crans, semblables à de courts éperons, dépassaient des talons. Le métal étincelait sur les découpes des chemises des hommes, ainsi que sur les amples manches des blouses des femmes. Les habitants de Ian-Iah s’aperçurent avec surprise que les visages lisses et uniformément hâlés des Terriens ne se différenciaient, au fond, nullement de ceux « des gens des Étoiles Blanches » comme les Tormansiens se nommaient eux-mêmes. Ils comprirent que le métal qui recouvrait le corps des arrivants était seulement un vêtement fin et ajusté.
Deux Tormansiens à l’allure imposante descendirent d’une haute et longue voiture, repliée dans les broussailles comme un insecte articulé. Ils se placèrent devant Faï Rodis et s’inclinèrent en un mouvement saccadé.
La femme de la Terre se mit à parler dans la propre langue de Ian-Iah. Mais sa voix vibrante et forte au timbre métallique sortait d’un cylindre qui se trouvait sur le dos de la machine accompagnante.