À l’un des rangs supérieurs de la salle, un feu rouge scintilla trois fois. Un jeune homme, vêtu d’un ample manteau blanc, se leva.
— Est-il besoin de souligner le danger ? déclara-t-il. Vous savez bien que cela ne fait qu’accroître le nombre de candidats, même dans le cas d’une expérience technique. Mais il s’agit de Tormans, de la possibilité de retrouver les nôtres, de retrouver une partie de l’humanité, égarée par hasard dans un espace incommensurablement éloigné.
Le président secoua la tête.
— Il y a peu de temps que vous êtes arrivé de Jupiter et vous avez oublié les détails des débats. Il n’y a pas le moindre doute à avoir, nous devons le faire. Si les habitants de Tormans sont des gens venus de la Terre, alors, nos ancêtres et les leurs ont respiré le même air que celui dont les molécules emplissent nos poumons. Eux et nous avons un noyau commun de gènes, un sang commun comme on aurait dit à l’époque où ils ont quitté la Terre. Et si leur vie est aussi pénible que Kin Rouh et ses collaborateurs le croient, raison de plus pour nous hâter. Si nous avons parlé de danger au Conseil, c’est en tant que motif spécial pour sélectionner les gens. Je rappellerai encore et encore que nous ne pouvons utiliser la force, que nous ne pouvons aller chez eux ni en qualité de messagers d’un monde supérieur chargés de punir, ni en qualité de messagers porteurs de pardon. Il serait insensé de vouloir les obliger à changer leur vie, et c’est pourquoi cette expédition sans précédent exige un tact tout particulier et de la méthode.
— Mais qu’espérez-vous ? interrogea, soucieux, l’homme de Jupiter.
— Si leur malheur – comme la plupart des malheurs – est dû à l’ignorance, c’est-à-dire à la cécité du savoir, alors faisons qu’ils recouvrent la vue. Et nous serons les médecins de leurs yeux. Si la maladie est due aux pénibles conditions générales de la planète, nous leur proposerons de soigner leur économie et leur technique ; dans tous les cas, notre devoir est d’y aller en qualité de médecins, répondit le président, et tous les membres du Conseil se levèrent comme un seul homme pour exprimer leur accord total.
— Et s’ils refusent ? rétorqua l’homme de Jupiter.
Le président répondit de mauvais gré :
— Tournez-vous vers l’Académie de la Prévision de l’Avenir. Elle étudie déjà différentes variantes ; quant à nous, avant que les membres du Conseil ne se séparent en groupes de travail, il nous faut régler tous ensemble la question du chef de l’expédition.
Le nom de Faï Rodis, disciple de Kin Rouh, spécialiste de l’histoire de l’EMD, entraîna une cascade scintillante de feux verts. Sur le point de quitter la tribune, le président ajouta : « Il me semble qu’il faut choisir des gens le plus jeune possible, même en ce qui concerne les spécialistes de vaisseaux spatiaux. La jeunesse a une mentalité plus proche de l’EMD et de l’ERM que les adultes qui sont si avancés sur la voie de l’auto-perfection qu’ils comprennent mal, parfois, la soudaineté et la force d’émotion de la jeunesse. »
Le président eut un sourire rapide et malin, imaginant les protestations que les groupes de jeunes enverraient au centre d’information du Conseil d’Astronautique.
On choisit l’aire de départ de l’ARD « La Flamme sombre » de façon à ce que le plus grand nombre de personnes puisse s’y rendre. La plaine steppique située dans l’anneau des basses collines du plateau du Revat en Inde sembla idéale à cet égard. Comme tous les premiers astronefs à rayon direct, « La Flamme sombre » franchissait les limites du système solaire grâce aux moteurs habituels à anaméson, puis, à un point calculé d’avance, disparaissait de notre système spatio-temporel. Cela permettait d’être dans l’espace-zéro à la limite de Tamas.
La forme pesante de l’astronef rendait son arrachement du sol difficile. Il fallait prendre de l’altitude non pas avec les moteurs planétaires, mais d’un seul coup et avec les moteurs à anaméson[5]. C’est pourquoi les premiers ARD ne pouvaient décoller sur des cosmodromes ordinaires, mais seulement dans des lieux éloignés et désertiques.
Les activateurs bicornes du champ magnétique s’avancèrent en position de protection. Les gens qui s’étaient réunis sur les collines s’abritèrent derrière des treillis métalliques et mirent des demi-masques spéciaux qui, grâce à une épaisse couche de plastique, protégeaient parfaitement les oreilles, le nez et la bouche. Sur les « cornes » des activateurs s’allumèrent des signaux à peine visibles dans la lumière du matin tropical. La coupole verte de l’énorme vaisseau tressaillit, bondit sur quelques dizaines de mètres et s’immobilisa quelques secondes pendant lesquelles, à l’intérieur du vaisseau, les fosses des amortisseurs magnétiques accumulèrent une puissance maximum. « La Flamme sombre » s’éleva, tournoyant lentement autour d’un axe vertical. La colonne d’anaméson scintillant faiblement s’étala sous le vaisseau jusqu’aux limites du mur de protection. Brusquement, l’astronef accomplit un second bond vertical dans le ciel et disparut d’un coup. L’effet de surprise, la simplicité ainsi que le rugissement aigu et désagréable ne correspondaient pas du tout au départ solennel et spectaculaire des astronefs ordinaires. Les gigantesques et terrifiants vaisseaux quittaient la Terre avec majesté, comme s’ils s’enorgueillissaient de leur propre force, mais celui-ci disparut comme s’il avait voulu s’enfuir.
Les spectateurs se dispersèrent un peu déçus. Peu d’entre eux se représentaient le danger des ARD et la difficulté de l’expédition. Seuls une imagination ardente, un savoir profond, ou les deux à la fois incitèrent une partie de l’assistance à réfléchir devant la faille ravagée recouverte d’une poudre blanche du terrain brûlé.
L’esprit humain a beau s’être développé et enrichi au cours des trois millénaires écoulés, il a assimilé certains phénomènes uniquement selon leur apparence extérieure. Il lui était difficile de croire que cette lourde construction pouvait, presque en un instant, traverser l’espace au lieu de tourner docilement, comme les rayons lumineux, pendant mille ans, selon les canaux prévus de sa structure complexe.
Utilisant les dissipateurs magnétiques d’inertie, « La Flamme sombre » continua à prendre de la vitesse en faisant des bonds qui auraient été fatals aux astronefs précédents. La liaison avec le vaisseau s’interrompit.
À l’intérieur de « La Flamme sombre », dès que les appareils VES (Vitesse de l’Espace de Shakti) s’arrêtèrent sur l’indice 0,10129, tous les membres de l’équipage quittèrent la chambre d’inertie et allèrent occuper leurs postes.
Dans la sphéroïde aplatie de la cabine de commandement, suspendue au centre de la coupole, se trouvaient uniquement Grif Rift – le commandant du vaisseau – Faï Rodis et Div Simbel. L’un après l’autre, les calculs de la variante de Shakti furent triés ; l’orientation de l’astronef se faisait par le cerveau électronique du tableau de commande. En braquant habilement et à une vitesse foudroyante les manettes, Div Simbel provoqua intentionnellement des petites variations sur la distorsion des courbes d’attraction et de rupture selon les hypothèses de Finnegan. Enfin, une faible luminescence éclaira quatre astérisques jaunes sur l’écran des totaux et la vibration de l’astronef s’apaisa. « La Flamme sombre » était sur orbite. L’ingénieur brancha le pilotage automatique et s’arrêta devant le cadran de stabilité.
5
Anaméson : déjà cité dans « La Nébuleuse d’Andromède ». Matière constituée par des particules détruites de mésons (imaginaire) (n.d.t.).