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Faï Rodis et Grif Rift prirent place, en silence, sur un disque posé sur le sol de la cabine qui les descendit au deuxième niveau du vaisseau. C’est là qu’en compagnie de Sol Saïn les deux astronavigants calculèrent les points d’entrée et de sortie : les deux points devaient être calculés simultanément, car l’astronef franchirait la frontière entre Tamas et l’espace-zéro juste le temps nécessaire pour effectuer des virages après l’entrée et durant la sortie. Lors de la progression dans l’espace-zéro, le temps de Shakti n’existerait pas. L’exactitude des calculs exigée pour une navigation de cette sorte dépassait l’imagination et était considérée, encore tout récemment, comme tout à fait impossible. Le premier ARD « Le Noogène » – avait pu sortir dans une région de l’espace qui n’avait été fixée qu’approximativement. Le risque d’erreur était grand et mena finalement « Le Noogène » à sa perte.

L’invention de la méthode de corrélation en cascade permit de déterminer le lieu de sortie avec une précision allant jusqu’au demi-milliard de kilomètres. Les appareils construits presque à la même époque pour « flairer » le champ d’attraction dans l’espace-zéro supprimèrent les risques de catastrophe en cas de sortie dans une étoile ou dans un autre amas dangereux de matière. C’est sur ces appareils que reposaient tous les espoirs des hardis explorateurs de Tamas. Vir Norine et Menta Kor fournirent à la machine tous les calculs établis au préalable par les instituts géants de la Terre qui permettaient de fixer concrètement le point d’annihilation de l’astronef. Ils travaillèrent sans hâte, mais sans se laisser distraire. Un délai de quarante-trois jours leur avait été imparti.

Faï Rodis fit un geste d’excuse en direction de Rift et s’éloigna lentement vers sa cabine particulière, alignée avec les autres en bordure du second pont. Sa présence n’était nécessaire nulle part. L’équipage s’était préparé pendant des mois et point n’était besoin de donner des ordres aux spécialistes à propos du travail quotidien ; ces conditions existaient depuis déjà mille ans chez les gens de la Terre. Lorsque rien ne se passait, Faï Rodis disposait de son temps d’autant que la multitude des actes dépassait infiniment ses compétences. L’épaisse porte en fibre de silicolle[6] s’ouvrit et se referma automatiquement après le passage de Faï Rodis. Celle-ci augmenta l’arrivée d’air dans la cabine et y ajouta son parfum préféré ; le parfum frais et tiède des steppes africaines chauffées par le soleil. Les murs de la cabine bourdonnaient faiblement comme si, effectivement, le vent soufflait sur la savane environnante.

Faï Rodis s’assit sur un divan bas, puis, après un instant de réflexion, se glissa sur le tapis blanc et rêche devant une table magnétique où parmi les objets fixés à sa surface, se trouvait un petit diorama enchâssé dans un cadre ovale et doré. Rodis actionna une manette presque invisible et le petit objet se transforma en une vision de l’immensité lointaine aux couleurs vives et chaudes de la nature. Au-dessus d’une plaine bleutée, s’enfonçant dans l’inconnu, volait un planeur dont la forme faisait penser à une plate-forme sans finesse, aux angles grossièrement torsadés, aux montants aigus et au sommet poussiéreux. À l’intérieur, se tenaient deux jeunes gens cramponnés à un levier. Le jeune homme avait les traits accusés. Il tenait fortement par la taille une jeune fille de type mongol, dont les tresses noires flottaient dans le vent. Une de ses mains était tournée vers le haut, mais ce n’était ni un signal, ni un geste de protestation. Une plaine sombre et poussiéreuse à la végétation pauvre s’enfonçait dans un gouffre invisible couvert d’une couche d’épais nuages jaunes. Rodis avait reçu cet objet étrange de son maître Kin Rouh qui y voyait un symbole correspondant à ses rêves. C’était en effet Kin Rouh qui avait révélé l’infernalité des temps passés et pour lui, ce diorama était lié à ces gens depuis longtemps disparus. Afin d’apprécier et de comprendre la force infinie de leurs exploits, il avait hérité des pensées et des sentiments de ces gens qui ne s’étaient pas résignés au cercle vicieux des souffrances, de la peur, des maladies et de la douleur, cycle qui enchaîna la Terre depuis les anciennes époques géologiques jusqu’au moment où l’on réussit enfin, au cours de l’ERM, à construire une véritable société évoluée, la société communiste.

Le travail de l’historien avait été très difficile, surtout lorsque les savants commencèrent à s’intéresser à l’essentiel : histoire des valeurs spirituelles, processus de réorganisation de la connaissance et structure de la noosphère (somme des connaissances, de l’art et du rêve qui forment les composantes de l’homme).

Autrefois, les véritables détenteurs de la culture constituaient une minorité négligeable. Des documents archéologiques attestent la disparition des valeurs spirituelles, à l’exception des œuvres d’art restées dans les palais. Des îlots entiers de haute culture ont plus d’une fois disparu dans les ruines et sous la poussière de milliers de siècles, interrompant la chaîne du développement historique. L’accroissement de la population terrienne et le développement de la monoculture de type européen ont conduit les historiens à passer de suppositions subjectives à l’analyse réelle des processus historiques. D’un autre côté, il devint plus difficile d’élucider la signification véritable des documents. La fausse information et le mensonge énorme devinrent les outils de la lutte politique pour le pouvoir. Toute la 5e période de l’EMD à laquelle Faï Rodis s’était consacrée, est caractérisée par l’immense accumulation d’œuvres pseudo-historiques de ce genre. Dans cette masse étaient enfouis des documents et des livres différents qui reflétaient l’exacte union des causes et de leurs effets.

Faï Rodis se rappela l’étrange sentiment de peur et de répulsion qui s’était emparé d’elle, lorsqu’elle s’était plongée dans l’étude de l’époque choisie. À force de réflexion attentive, elle s’était en quelque sorte incarnée dans l’individu moyen de ce temps-là, à l’éducation étriquée, mal informé, écrasé par les préjugés et par une foi naïve dans les miracles, foi née de l’ignorance.

À cette époque, tandis que le savant semblait sourd à toute émotion, l’artiste enrichi par l’émotion était d’une ignorance aveugle. Et entre ces extrêmes, l’homme moyen de l’EMD, abandonné à lui-même, sans éducation susceptible de le discipliner, d’une constitution fragile, perdant confiance en lui-même et dans les autres, et au bord de la dépression nerveuse, passait sa courte vie soumise à une multitude de hasards, à se démener d’une ineptie à l’autre.

Chez beaucoup de personnes, le plus terrible semblait l’absence d’un objectif clair, l’absence du désir de connaître le monde. Ils regardaient, indifférents, un avenir sombre qui ne leur promettait aucun changement et qui, inévitablement, se terminerait par la mort. La chercheuse débutante de vingt-cinq ans, se présenta au maître, la tête basse. Faï Rodis avait toujours considéré qu’elle était apte à se spécialiser dans la mono-histoire ancienne, mais elle avait peur de ses émotions. Faï Rodis aurait voulu remonter dans l’antiquité au moment où les foyers isolés des civilisations ne permettaient pas la synthèse mono-historique et semblaient beaucoup plus beaux. La pénurie des faits donnait libre cours à une réflexion éclairée par les productions de l’Ère des Mains qui se Touchent[7]. Les œuvres d’art qui avaient été conservées, recouvraient le peu qui était connu de l’auréole de l’essor spirituel.

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6

Silicolle : matériau transparent déjà cité dans « La Nébuleuse d’Andromède » (imaginaire) (n.d.t.).

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7

EMT : Ère des Mains qui se Touchent.