— Comme son papa Charlie, il n'était que Maire du Palais. Mais lui en a eu classe de servir la soupe aux rois fainéants. Il a forcé le dernier Mérovingien à partir à la pêche et il a fondé sa propre dynastie.
— Il a eu raison, affirme le Mastar. J'eusse été à sa place j'en faisais autant. Faut toujours se mettre à son compte quand on peut. Et à part ça ?
— Il a fondé les Etats de l'Église.
— De quoi je me mêle ! Comme si les Papes avaient besoin d'un roi de France pour gagner de l'artiche : avec des quêtes et le dernier du culte, ils se défendent déjà pas mal ! Et du côté slip Éminence, comment qu'il se comportait, le Tom-Pouce ?
— Tout ce que je peux te dire, c'est qu'il a épousé Berthe au grand pied.
— En grandes pompes, ajoute Bérurier qui ne dédaigne pas la plaisanterie.
Nous grimpons l'escalier du Gros. Son rire sonore dérange les araignées en train de tisser contre le mur.
— Elle avait des bateaux lavoirs en guise de mocassins, cette souris ?
— Elle en avait au moins un, car ça s'écrit au singulier.
— Ça doit être commode pour faire du patinage artistique. Tout de même, tu parles d'un couple : un bonhomme qui s'appelle parapluie et une dame qu'avait un pinceau comme une enseigne de bottier, ça devait valoir le jeton pour un mateur qui aime les sensations délicates !
Béru donne un énergique coup de sonnette sur l'air de « Tagada gada veux-tu souffler dans ma trompette ». Sa baleine vient ouvrir. Ce matin, B.B. (Berthe Bérurier) c'est un spectacle à ne pas manquer. Il est réservé toutefois aux adultes, car si un jouvenceau s'amenait chez le Gravos, la vue de cette ogresse le dégoûterait du beau sexe pour le restant de ses jours et le petit malheureux se consacrerait à la jaquette flottante.
Elle porte une robe imprimée représentant des nénuphars sur un fond lie de vin. Cette réussite de la couture française ménage une vue étourdissante sur la poitrine de la dame. J'admire la résistance de son tombereau à bretelles. Je ne sais pas s'il était prévu pour une charge utile de cinquante kilos, l'outil de la maison Scandale, mais il fait son devoir, vaille que vaille, je vous jure.
La gravosse a les bajoues à étage. C'est au troisième au-dessus de l'entre-côte que démarrent les poils de sa barbouze. Elle a le menton comme un cactus dans la force de l'âge, Berthy ! Et ses lèvres ressemblent à deux limaces en plein flirt. Il y a de la graisse par-dessus son rouge baiser. Ses pommettes enflammées n'ont pas besoin de fond de teint. Elle est coiffée à la Sheila, ce qui pour une dame de son âge et de son embonpoint frise l'indécence. Vous mordez un peu le topo ? Une évadée de la foire du trône. Et ça minaude, ça, Madame ! Ça se prend pour l'autre B.B. !
— Commissaire ! Quelle bonne surprise !
— Je l'ai invité à croquer, explique Béru. On est en pleine discussion et on ne pouvait pas se permettre de mouler la converse. T'as de quoi becqueter, au moins ?
Berthe explique qu'elle a des tripes à la mode de Caen, un gigot aux haricots rouges et un reste de choucroute. Béru prévient que ça ne suffira peut-être pas, mais je le persuade du contraire et nous voici bientôt réunis autour de la table bérurèenne.
— Ta sais comment qu'elle s'appelait, la bourgeoise à Pépin-le-Bref ? demande-t-il à brûle-pourpoint à sa moitié[9].
Mme Bérurier commence par le commencement, c'est-à-dire qu'elle demande qui est Pépin-le-Bref. Doctement, son hurluberlu le lui apprend, car le savoir, c'est comme la vérole : ça se refile automatiquement.
— Pépin-le-Bref, c'était le fils à Guillaume Tell, dit-il. Sa mère c'était une Dupalais…
Il fronce le sourcil et se tourne vers moi.
— S'il y a gourance, arrête-moi, dit-il, mais je crois bien que c'est ça, hein ? Guillaume Tell, le zig qui s'est payé les ratons à Poitiers, et la mère Dupalais, son épouse, ont eu pour garnement le petit Pépin, et le Pépin a marida une dénommée Berthe !
— Parfait, Gros, pouffé-je, tu as une mémoire à ton échelle : elle est éléphantesque.
Madame Béru minaude.
— Elle s'appelait Berthe ! Voyez-vous, comme moi !
— Vanne pas, la stoppe Béru, son surblaze c'était au Grand Pied ! Paraît qu'elle avait un sabot de Noël format canoë, c'te pauvre reine !
Du coup ça la plonge dans le marasme, notre Berthe à nous, c'est-à-dire notre Berthe aux grands pieds.
Béru fait basculer dans son assiette une brouettée de choucroute garnie, puis, s'adressant de nouveau à sa légitime, il lui gazouille :
— Ces bonshommes et ces bonnes femmes de l'Histoire de France, tu peux pas savoir comment qu'ils étaient salingues dans leur genre. Tu vas me dire que les distractions manquaient : pas de bagnole, pas de téloche, pas de ciné ; bon je veux bien, mais tout de même, c'étaient des supermans de la bagatelle ! Tiens, le roi Dagobert : trois jours et trois nuits avec une sauterelle dans un hôtel de passe de Senlis ; vrai ou faux, San-A ?
— Tout ce qu'il y a d'exact, renchéris-je.
Voilà la Gravosse qui se met à roucouler comme un élevage de tourterelles. Elle dit avec des yeux luisant d'un louche appétit que c'est pas raisonnable.
— Trois jours et trois nuits, ajoute-t-elle d'un ton rêveur… Ah ! il y avait des hommes en ce temps-là !
Béru ouvre son usine à distiller des couenneries, une francfort normalement constituée est prête à se poser sur son toboggan à boustifaille ; mais le Mahousse suspend son geste d'enfourneur pour questionner :
— Cette Berthe, qu'est-ce qu'elle a fait ?
— Une chose considérable, que jamais personne n'a réussie depuis, réponds-je ; elle a fait Charlemagne.
— L'Empereur à la barbe fleurie ! récite Berthe qui a de la culture à rendre jaloux un Beauceron.
— Justement non, douce amie. La Vérité historique m'oblige à dire que Charlemagne ne ressemblait pas du tout au portrait poétique qu'on nous fait de lui. C'était un Teuton grand et gros avec une tête ronde enfoncée dans les épaules. Il ne portait pas de barbe mais une simple moustache à la Brassens.
— Tu me croiras si tu voudras, murmure Bérurier, mais je le préfère commak. J'ai jamais pu piffer les barbouzards. Mais dis voir, pourquoi qu'on l'appelait Magne, ce Charles-là ? Il était apparenté à la famille d'Antonin Magne ?
— Pas à ma connaissance. Magne signifiait grand !
— D'où l'expression « faire ses magnes ».
— Voilà !
— Et comme turf, qu'est-ce qu'il a maquillé, ton moustachu ?
— Que font les monarques soucieux de s'assurer une bonne place dans les manuels, Gros ?
— La guerre ?
— Ben voyons !
— Et contre qui qu'il l'a faite, la guerre, ton Chariot-les-belles-baffies ?
— Contre qui un Français fait-il la guerre ? Contre l'Allemagne, contre l'Italie et contre les Arabes !
— Encore les ratons ! soupire Béru, moi que je croyais que le problème datait de 1954 ! Et un Charles comme toujours !
Il brandit un pouce en spatule et énumère :
— Charles Guillaume Tell, Charles Antonin Magne, et Charles…
— Pas de politique ! tranche Berthe.
Elle découpe le gigot avec une maestria stupéfiante. On se croirait dans une émission T.V. de M. Etienne Lalou : en direct de l'Hôpital Beaujon ! On aimerait être mouton pour avoir ses guitares débitées en tranches par B.B.
— Et à part des guerres, est-ce qu'il faisait aussi l'amour, Charlemagne ? s'inquiète-t-elle en tirant une langue des plus comestibles.