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— Au fait, demande Béru, les croisades, c'est bien les gars qu'allaient porter des chrysanthèmes sur le tombeau du Christ ?

— Oui, Gros. Et ils avaient quelques mérites à le faire, parce qu'il leur fallait des mois pour aller à Jérusalem et des batailles sanglantes pour y pénétrer.

— Les chrysanthèmes devaient être un peu fanés à l'arrivée, non ?

— Les guerriers aussi. Le tombeau de Notre Seigneur était aux mains des infidèles. Tant que c'étaient les Arabes qui occupaient les lieux saints, ça boumait : ils permettaient les visites organisées. Mais du jour ou les Turcs se sont installés dans la région, ç'a été fini. C'est pourquoi, dès 1095, les croisades ont commencé.

Béru hoche la tête.

— A cause que dès le début, ils l'ont pas amené au Père-Lachaise, le tombeau du Christ, au lieu d'aller si loin se tirer la bourre ?

— Ils n'y ont pas pensé, Gars. Ou s'ils y ont pensé, ils ont préféré se ménager un prétexte de dénoter quand l'envie de changer d'air les prenait. Pour Saint-Louis, par exemple, ç'a été un voyage de noces. Il a eu, note bien, un tas de démêlés là-bas et il a été fait prisonnier. Mais en ce temps-là on pouvait racheter sa liberté. Bref, il a passé du bon temps en Palestine avec sa légitime.

— Dis, il était pas tellement bon, pour un saint, ton Louis Chose !

— Pourquoi ? demande Berthe.

Sa Majesté Bérurier Ier s'explique.

— Lui, il partait à la guerre sainte avec sa Nana, mais ses glorieux troupiers, eux, ils abandonnaient la gerce au foyer, la laissant aux prises avec toutes les tentations !

— Tu oublies la ceinture de chasteté, Gros !

— Quelle horreur ! clame Berthy.

Mais Alexandre-Benoît ne partage pas son indignation. Le système le laisse même rêveur sur les bords. Visiblement il a la nostalgie de ce sous-vêtement barbare. Il aimerait assez boucler la vertu de sa donzelle avant de partir pour une enquête, et enfouir la clé dans sa poche avec son mouchoir par-dessus.

— C'est les serruriers qui devaient se régaler, souligne-t-il.

— Mais non, Gros. Il s'agissait de serrures à système.

— Et quand le bonhomme se faisait buter, dis ? Tu parles si la pauvre veuve devait se grouiller de réclamer ses objets personnels, au défunt ! Parce que finir ses jours avec un piège à loups en guise de slip, ça n'a rien de joyce ! Lorsque la clé était paumée pour de bon, il ne lui restait plus qu'à se placarder un écriteau : « Fermé pour cause de décès ».

Il hoche la tête, ses pommettes rougeoyantes expriment sa bonne humeur.

— Et pendant ce temps-là, en France, comment ça marchait ?

— On a eu droit à une seconde Régence de la mère Blanche !

— La deuxième devait être encore moins marrante que la première, réfléchit le Mahousse, la douairière avait pris de la bouteille, et puis tu penses que de savoir son lardon aux Philippines avec sa bru, ça lui arrangeait pas le caractère, à ce filet de vinaigre ! Ah, les femmes de chambre ont pas dû l'avoir belle à c't' époque ! C'était pas le moment de casser des potiches chinoises ou de laisser brûler le cassoulet ! Et quand est-ce qu'il s'est décidé à rentrer chez Môman, Saint-Louis ?

— Quand il a su qu'elle était clamsée.

— Pas bête, le monarque ! Saint, mais futé dans son genre ! Et qu'est-ce qu'il a fait, une fois de retour à Paname ?

— Il a institué les bobinards. C'est pas le moindre de ses mérites[14].

Il en a les larmes aux yeux, Béru.

— Le cher homme ! Je comprends qu'on en ait fait un saint, murmure-t-il, la voix mouillée. Et après ?

— Quelques années plus tard, il a entrepris une autre croisade : la huitième dernière. Mal lui en a pris, car il est allé mourir à Tunis.

— C'est Bourguiba qu'a dû être empoisonné, rigole le Gros. Et de quoi t'est-ce qu'il est mort ?

— De la peste !

Mon éminent escholier appuie un index boudiné sur sa paupière inférieure et abaisse celle-ci de quelques centimètres, nous découvrant par ce simple geste un œil de bœuf sanguinolent.

— La peste, mon œil, assure-t-il ; après son coup des bobinards, c'est de tout autre chose qu'il aura canné. Seulement, comme on l'a fait saint, on a écrasé l'affaire vu qu'elle aurait nui à son standinge.

Lecture :
LE TOUR DE GARDE DU VALET BÉRUYER

— Vingt-deux, voilà le roi ! murmura le valet Béruyer en enfouissant précipitamment ses dés dans sa manche.

Son partenaire, le palefrenier Pinuchon, beaucoup moins vif que lui de geste et d'esprit, mit un certain temps à rafler sa mise.

Les deux hommes jouaient depuis un bon moment dans une antichambre du château de Pontoise où le bon roi Louis IX, sa femme et sa digne mère séjournaient. Louis IX ayant horreur des jeux (parce que, disait-il, ceux-ci amollissent l'âme et ouvrent les portes au vice), ses serviteurs s'entouraient de précautions pour rouler les bobs[15].

— Taille-toi ![16] ordonna Béruyer à son compère en soulevant une portière.

Pinuchon ne se le fit pas dire deux fois et s'évacua illico. On eût dit que la muraille venait de l'absorber. Comme la portière retombait, le roi entra dans la pièce. Il était vêtu d'une robe sombre et avait mis ses pantoufles et sa couronne d'intérieur. Il tenait en guise de sceptre une branchette de chêne cueillie pendant une séance du Tribunal Civil de Vincennes et s'en caressait le lobe d'un petit mouvement anxieux.

— Oh ! Béruyer ! fit-il — et son visage s'éclaira — je suis bien aise de te trouver là.

Le Saint-roi aimait bien ce grand gaillard à l'air déluré et au sourire riche en canines.

Béruyer s'inclina très bas et attendit les ordres.

Louis paraissait intimidé. Il se racla le gosier, cherchant ses mots ou n'osant prononcer ceux qui lui venaient.

— Écoute, mon garçon, soupira le souverain, j'entends avoir une conversation d'ordre privé avec Sa Majesté la Reine de France. Mais je ne voudrais pas que la Reine Mère en sût un mot !

Béruyer avait déjà compris. Son Seigneur et Maître se sentait d'humeur à « agacer », mais comme il vivait sous la férule de Blanche de Castille, il s'entourait de nulle précautions pour visiter sa femme en dehors des heures d'ouverture. Ce côté furtif mettait du piquant dans les relations du couple royal et Béruyer se disait qu'il devait être somme toute très agréable de se comporter avec sa légitime comme avec une maîtresse.

— Sire le Roy, fit-il en mettant un genou à terre et un « i grec » à roy, je saurai être l'oreille qui écoute, l'œil qui guette et la main qui prévient !

C'était bien dit à lui et le Souverain qui avait la parole facile lui témoigna sa reconnaissance en lui remettant une bourse rebondie. Car c'était un signe de Louis IX : il avait toujours les bourses pleines.

Rassuré, le roi se glissa dans l'appartement de son épouse. Demeuré seul, le valet compta ses pièces. Ça n'était pas la première fois que semblable mission lui était confiée et Béruyer songeait que si le désir du roi pour sa bourgeoise ne désarmait pas, sa fortune à lui serait bientôt faite et qu'il pourrait rentrer au village natal afin de prendre femme et de s'établir tavernier.

Il avait déjà en tête l'enseigne de son futur établissement « Au Trou de Serrure ». En effet, c'est en attrapant des orgelets au cours de ces guets amoureux qu'il aurait amassé l'argent nécessaire à l'achat de sa taverne.

Le valet enfouit la bourse dans son escarcelle et commença à jouer les sentinelles d'alcôve avec une grande conscience professionnelle. Il se tenait à l'orée du long couloir conduisant aux appartements de Marguerite de Provence et sondait la pénombre de cet interminable vestibule en faisant des projets, ce qui est une agréable façon de tromper le temps. En hommage à la Reine Marguerite dont l'attrait physique aurait indirectement assuré sa fortune, il se spécialiserait dans le débit du rosé de Provence. La moindre des choses !

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14

Authentique.

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15

Expression usitée au XIIIe pour parler d'un jeu de dés.

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16

Autre expression de la même époque signifiant « va-t'en ».