Il a un rire pareil à un sac de noix vidé dans le grand escalier de l'Opéra.
— Tu m'étonneras toujours, San-A. Réfléchir sans y être obligé, c'est du vice.
Il relève de trois centimètres le bord de son chapeau et essuie un peu de sueur sur son front prolétarien avant d'avouer :
— Moi, je réfléchis jamais en dehors des heures de travail.
Ayant dit, il fait hurler le dossier d'un fauteuil en prenant place sur l'un de ses accoudoirs.
— T'as lu le baveux, ce matin ? demande-t-il en ex-trayant un journal qu'il a dû récupérer dans la lunette d'un ouatère public.
— Non, aujourd'hui mes problèmes personnels me suffisent.
— Y a un article marrant dont au sujet duquel je veux te demander une explication.
Il lit de sa belle voix entretenue par Astra :
— Des spéléologues découvrent des inscriptions dans une grotte de la Côte-d'Or. On pense qu'il s'agit d'une fresque relatant les faits d'armes de Vercingétorix.
— Intéressant, conviens-je, mais je ne vois pas pourquoi cette nouvelle t'émeut.
Il brandit sous mon nez un cliché représentant la fresque en question.
— Tu vois, San-A, le mec avec un bitos à ailerons. La flèche dit que c'est lui Vercingétorix…
— Effectivement !
— Juste à côté de lui y a son Gaulois d'ordonnance, tu asperges ?
— Très bien.
— Mate-le attentivement et dis-moi à qui qu'y ressemble ?
Je regarde et un sourire velouté pare mon physique de séducteur.
— A toi, Grosse Pomme !
— Je te le fais pas dire ! exulte Sa Majesté.
— Tu me le fais dire, mais c'est vrai.
— Comment t'expliques la chose ?
— Facile, un de tes ancêtres a sûrement été le compagnon de Vercingétorix.
Le Gros rougit un peu plus, ce qui équivaut à dire qu'il devient violet.
— Tu crois ?
— Pourquoi pas ?
— J'aurais eu un ancêtre qui aurait vécu au temps des Gaulois, moi ! balbutie-t-il avec une modestie fondamentale qui fait les âmes pures.
— Tout le monde, mon Béru, tout le monde ! C'est une chaîne qui a démarré par Adam ou par un gorille, peut-être même par un poisson, et dont nous sommes provisoirement les derniers maillons.
Il hoche son mufle puissant, s'arrache délicatement un poil de nez, torche d'un revers de main la larme ainsi occasionnée et murmure :
— Je vais te faire un aveu, Gars : moi, l'histoire, j'y ai jamais rien pigé. Oh ! je sais qu'il y a eu Henri IV, bien sûr, mais je serais pas fichu de te dire s'il était le fils de Jeanne d'Arc ou de Catherine de mes Dix Six.
Il hoche sa pauvre tête déserte et continue.
— C'est kif-kif pour les Louis et les Charles. Par exemple, est-ce que Louis XIV a vécu avant ou après Louis XIII ? Pour moi, c'est mystère et bulgome. Je me paume !
— Lis un livre d'histoire, ça s'arrangera.
Il renifle, gêné.
— J'ai essayé. Mais je décroche à la deuxième page. Ça me fait roupiller, j'y peux rien.
Son cas me parait en effet désespéré.
— Et pourtant, insiste Béru, je sais que ça m'intéresserait. Rien que les bribes que je connais, comme par exemple Napoléon et Richelieu délivrant le tombeau du Christ à Mathusalem, ça me passionne pire que les bandes dessinées de France-Soir !
Il regarde ses ongles déguisés en faire-part de deuils et s'en grignote quelques millimètres qu'il recrache adroitement sur mon sous-main.
— Si tu voudrais, toi qui es calé, tu me raconterais tout ça, qu'au moins j'aie pas l'air d'une truffe quand je sors dans le monde.
A ma moue, il pressent un refus et se fait implorant.
— Enfin quoi, j'ai la photo d'un parent à moi avec Vercingétorix dans le journal et je suis pas fichu de savoir ce qui lui est arrivé !
Un cas de conscience se pose pour moi. Ai-je le droit de ne pas étancher cette belle soif de savoir ? Ai-je le droit de laisser croupir le cher Béru dans les limbes de l'ignorance ? Cet homme de bien veut savoir d'où il vient, et par qui ! C'est beau, c'est noble, c'est généreux, et combien français, ce besoin de grimper à son arbre généalogique pour aller dénicher le ouistiti de ses débuts.
— Je suis certain que t'aurais la manière de m'expliquer le topo, San-A. Puisqu'en ce moment on se les roule, plutôt que de gamberger à des choses qui servent à rien, raconte-moi un peu ce qu'ils ont fait, les Bérurier, puisque tu le sais !
Je fais claquer mes doigts, ce qui, chez moi, ponctue toujours mes graves décisions.
— O.K., Gros ! Installe-toi, ouvre grandes tes portugaises et tâche de ne pas t'endormir si tu ne veux pas recevoir un seau d'eau à travers la physionomie ! Tu y es ?
— J'y ai !
— D'ac ! Alors on va commencer par Vercingétorix, puisque c'est lui qui sert toujours de chapitre number one dans les manuels.
— Voilà…
PREMIÈRE PARTIE
LA GAULE
LE MOYEN AGE
Première Leçon :
VERCINGÉTORIX ET CÉSAR
— Aussi loin que puissent porter nos mirettes de taupe dans le Musée Grévin de l'Histoire, on n'aperçoit — avec ou sans le concours des Frères Lissac — qu'un défilé de gars sans-gêne, venus d'un peu partout afin de vérifier si notre patelin est bien le pays de cocagne annoncé à l'extérieur. Ces visiteurs ont été — et sont encore — si nombreux, que cette bonne bouille de Durand (en nette régression quoi qu'on en dise, et si tu ne m'en crois consulte l'annuaire) est en droit de se demander s'il existe réellement une race française, tellement les chiares de ses aïeux ressemblent à leurs voisins de palier. Parce que chez nous, c'est kif-kif le burlingue des objets paumés : tout ce qui radine sur le territoire nous appartient au bout d'un an et un jour ! Pour être français, il suffit d'habiter la France. Car, à l'inverse de ce qui se passe dans les autres pays, ce ne sont pas les Français qui font la France (ils auraient plutôt tendance à la défaire) mais la France qui fait les Français.
— Arrête tes divulgations, supplie Béru. Je me paume. Qu'est-ce que t'entends par là, Gars ?
Je considère cette bouille d'Aryen congestionné et je m'explique :
— Prends un Suédois, par exemple, ou bien un Coréen ou un Bulgare ; bref, prends n'importe quoi sauf un Anglais, cette race occupant une place à part dans la famille des mammifères bipèdes et bimanes, et expédie ce Suédois, ce Coréen ou ce Bulgare dans un pays autre que le sien : mettons en Espagne. Ça donnera quoi ? Simplement un Suédois, un Coréen ou un Bulgare habitant l'Espagne !
— Cette couennerie ! murmure le Gros.
— Attends ! Mais au lieu d'envoyer ces gens-là en Espagne, installe-les à Pont-d'Ain ou à la Garenne-Colombes et tu obtiendras illico des Français. C'est un mystère, Gros ! Et c'est ce mystère qui fait que la France est un pays qui ne ressemble pas aux autres ! Maintenant, voyons un peu comment elle a démarré, la France ! Tu n'es pas sans savoir que jadis elle s'appelait la Gaule !
— Fais confiance, ça va revenir, ricane l'Hénorme.
Je poursuis, sans tenir compte de son interruption.
— Quand tu discutes la question avec M. Dupont, tu le vois se rengorger en parlant des Gaulois. Le Gaulois, c'est notre fierté nationale ; et pourtant, quand on y regarde de plus près, on se rend compte qu'il était made in Germany, le Gaulois, tout comme les bons appareils d'optique et les chambres à gaz. Seulement il était à ce point représentatif qu'on l'a annexé définitivement. Je crois que ce qui nous séduit chez lui, c'est son côté mastar. Il nous rassure, tu comprends ? A notre époque de ramollis, il faut du poil sur la poitrine de notre pedigree. Note bien que j'ignore si les Gaulois ressemblaient vraiment au portrait qu'on nous fait d'eux. Mais pour toujours, le Gaulois restera un grand costaud avec des lampions bleu-candide, des douilles qui lui pendent jusqu'au valseur, des bafies en guidon de course et un de ces casques à plumes comme on n'en trouve même plus chez le fripier de l'Alhambra. C'est très important, la plume, dans l'imagerie populaire, Béru.