— Je redoute tout de la rencontre qui va se produire, Philippe, avoua le Hutin.
— Pourquoi diable, mon cousin ?
Le Hutin désigna sa triste figure jaunâtre qui se reflétait dans le miroir.
— Elle est si belle et je suis si laid !
Valois partit d'un grand éclat de rire.
— Allons donc, Louis ! Vous n'êtes point si mal que cela ! Et puis vous êtes roi. Quand on est roi, on n'est jamais laid !
Quelque peu réconforté, Louis se leva pour contempler de plus près l'image de sa fiancée. Clémence arrivait de Naples pour le mariage qu'on allait célébrer à Saint-Lyé en Champagne.
Cette nouvelle union effrayait le Hutin, pas seulement pour la raison qu'il venait de donner, mais parce qu'il avait mauvaise conscience. Époux malheureux de la frivole Marguerite de Bourgogne, il s'était rendu veuf de la débauchée en la faisant proprement étrangler dans son cachot de Château-Gaillard. Les remords ne le taraudaient pas outre mesure : après tout, la gueuse n'avait eu que ce qu'elle méritait. Mais le Hutin redoutait la Justice divine et la malédiction du Grand Maître des Templiers sur son bûcher le harcelait jour et nuit.
Valois, qui l'avait rejoint devant le tableau, eut un hochement de menton admiratif.
— Par Dieu, comme elle est belle ! soupira-t-il avec un peu d'envie.
— Il paraît qu'elle est mieux encore au naturel, renchérit le roi, flatté par la remarque. N'est-ce pas, Bérudan ?
— C'est le soleil fait femme, répartit le barbier.
Valois considéra ce gros bonhomme aux paupières bouffies et à la bouche charnue.
— Tu la connais donc, l'ami ?
— J'ai eu l'honneur d'être dépêché à Naples par Messire le roi avant ses représentants chargés de demander la main de Madame de Hongrie, expliqua le barbier.
Valois regarda son cousin avec étonnement. Expédier son barbier pour une telle mission, c'était bien là une de ces idées saugrenues dont le pauvre Hutin avait le secret.
— Je me fie beaucoup au jugement de Bérudan, expliqua Louis X en rosissant (il avait le teint trop plombé pour pouvoir rougir vraiment).
Et il poursuivit :
— Avant de solliciter la main de Clémence, je tenais à m'assurer qu'elle était agréable d'aspect. Bérudan me l'a certifié. Ce tableau que j'ai reçu par la suite n'a fait que confirmer ses dires.
Dans son for intérieur, Philippe de Valois rendit hommage à la prudence du souverain. Il se dit que si le Hutin montrait autant de jugeote dans la gestion de l'État que pour ses propres affaires, il pouvait peut-être assurer un règne potable malgré sa bouille en graine de courge !
— Parle-nous d'elle, Bérudan, ordonna le roi à son barbier et confident.
Bérudan essuyait minutieusement le rasoir en or et nacre dont il usait pour couper les quatre poils qui végétaient sur les joues caves du souverain. Il prit une mine extatique pour déclarer :
— Madame de Hongrie n'est que grâce et jeunesse. Son regard ressemble au ciel d'été, sa peau a la couleur des roses et si je puis me permettre, Sire, elle doit en avoir le velouté.
La gorge de Philippe de Valois se serrait. Il enviait ce minable cousin qui, avec sa mine chagrine, recevait du Seigneur Dieu ces deux merveilleux présents que sont le trône de France et une ravissante princesse pour y prendre place à ses côtés.
Valois sortit pour regarder l'heure à son cadran-solaire-bracelet.
— Eh bien, mon heureux cousin, déclara-t-il, il est l'heure de nous mettre en selle pour aller au-devant de cette huitième merveille du monde !
Il faisait un temps maussade, mais le soleil brillait dans le cœur du roi. Sa conversation avec son cousin avait dissipé ses secrètes angoisses et il chevauchait gaillardement à la tête de son escorte. Sur son passage, les habitants de Saint-Lyé, ravis du spectacle, jetaient des fleurs sous les sabots des chevaux en acclamant le roi.
Après quelques kilomètres d'un galop soutenu, la troupe aperçut au loin la litière de la Princesse. Alors, le cœur de l'ex-époux de Marguerite de Bourgogne se mit à cogner plus vite et plus fort. Après un temps d'arrêt, il s'élança en direction du cortège qui venait à lui.
La litière de Clémence stoppa. Le Comte de Bouville, qui convoyait la future épousée depuis Naples, en descendit, s'inclina devant son maître et dit avec emphase :
— Sire, voici Madame de Hongrie !
Louis X (dit le Hutin) s'approcha de la portière. Son regard faisandé plongea à l'intérieur du véhicule et il sentit son enthousiasme se racornir comme de la salade par une nuit de gel.
La fille qui se tenait sur la banquette était grande, épaisse, sans grâce. Elle avait de gros yeux proéminents et inexpressifs, bleus certes, mais certaines huîtres aussi le sont !
Elle avait des cheveux filasse et le sourire le plus niais de la terre.
« Impossible ! Je fais un cauchemar », songea le roi.
De son côté, en contemplant ce petit être maladif, au teint jaune et aux yeux fiévreux, Clémence de Hongrie songeait :
— Il n'est pas laubé[19] le roi de France ! S'il me fait des chiares[20] on va au désastre, car ce seront des enfants de Hutin !
— Soyez la bienvenue, Madame, balbutia le roi d'une voix blanche.
Et, se reprenant, il fit les présentations de ses parents et familiers à l'arrivante.
Lorsque Philippe de Valois s'inclina, quand ce fut à son tour d'être présenté à Clémence, il adresse une œillade sardonique au Hutin. Et, un instant plus tard, il lui chuchota à l'oreille :
— A votre place, mon cousin, je changerais de barbier !
Après la cérémonie, le roi se retira en ses appartements pour subir sa toilette de nuit. Il devait cette fois se préparer une autre fête dont le déroulement lui paraissait plus hasardeux que la première. Il se sentait glacé de bas en haut, et plus en bas qu'en haut ! Sa figure hermétique, ses lèvres crispées au point qu'elles ressemblaient à une cicatrice mal refermée, n'échappèrent pas à Bérudan, lequel s'activait pour mettre Louis X en condition en l'oignant d'onguents parfumés et en lui brossant les cheveux.
— Sire, balbutia-t-il, vous semblez déçu !
Le Hutin eut un petit rictus mauvais.
— Ah, tu crois ?
— On dirait, j'en demande pardon à Votre Majesté, que vous ne ressentez pas ce profond bonheur qui emplit généralement le cœur d'un nouvel époux.
Du coup, le roi éclata. Montrant le portrait de Clémence d'un index rageur, il tonna :
— Où as-tu pris que la Reine est à la semblance de ce portrait ? Il y a entre les deux la différence qui sépare un ange d'une vache ! Et tu m'avais promis qu'elle était encore plus belle que sur la toile !
— Mais elle l'est, Sire, répondit le malheureux Bérudan (que dans l'intimité ses familiers appelaient Béru). Pour ma part, n'en déplaise à Votre Majesté, je la trouve des plus engageantes et des plus appétissantes !
— Que ne puisses-tu prendre ma place ! maugréa Louis X.
Le Hutin venait de comprendre, mais un peu tard, que des goûts et des couleurs il ne faut jurer de rien ! Telle fille qui semble un laideron aux yeux d'un roi peut paraître une déesse à ceux de son barbier.
Dans sa petite âme recroquevillée, Louis X cherchait quelle vengeance il pourrait bien tirer de Bérudan. La mort, c'était banal. La torture bien mesquin. A l'homme de pensée conviennent des représailles rares.
Soudain, le visage du roi s'éclaira.
— Puisque tu trouves Madame de Hongrie la plus belle d'entre les belles, fit-il d'un ton hutin (par la suite le mot devait perdre son « h » beaucoup trop aspiré pour bénéficier d'un « m » bien davantage en bouche), cite-moi quelle dame de ce château est la plus laide d'entre les laides.