— El est devenu jojo en partant châtier un de ses seigneurs turbulents. Insolation, disent les uns, excès de consanguinité, affirment les autres. Faut reconnaître qu'ils se mariaient un peu trop entre cousins, Messieurs les Sires. Alors il en résultait des tares.
— Fatal, coupe Béru. C'est comme pour les bêtes de race : à force de vouloir la préserver, la race, tu finis par la déguiser en jus de chique. Rien ne vaut les corniauds. Selon moi, la monarchie, San-A, elle aurait pas tant chipoté pour les unions, on l'aurait peut-être encore. Un roi de gouttière, ça pourrait valoir le coup. M'est avis, d'ailleurs, que maintenant les princesses le pigent, le danger. Regarde voir en Angleterre, par exemple la Margaret : elle s'est farci un pékin de la maison Photomaton. Nature, à ce tarif-là, leur pedigree aux gars de Buquingame ça va vite devenir le catalogue de la Samaritaine. Mais ils ont raison : la santé avant tout. Quand tu as les éponges mitées, le foie comme une morille et du yaourt dans les veines, un blason c'est pas ce qui te donne des couleurs, même s'il est, comme on dit dans le charabia hiérarchique, de gueule de raie sur champ d'avoine !
Berthe lui coupe la parabole.
— Un roi cinglé, ça la fichait mal. On lui a mis la camisole ?
— Ou l'équivalent, gente dame.
— Fais confiance qu'elle était en or massif, la camisole, ricane Bérurier. De ce temps-là ils portaient des slips de soie et des boucles de jarretelle en diamant. La vraie débauche ! Qu'est-ce qu'ils ont fait de ce roi siphonné à la cour ?
— On l'a placé sur la voie de garage. Mais c'est sa bonne femme, Isabeau de Bavière, qui s'est mise à débloquer. C'était une gourgandine de première grandeur qui se farcissait un tas de types, à commencer par son beau-frère. La cour de France a bientôt ressemblé à un lupanar. C'était à qui ferait le plus bel étalage de ses vices !
Les yeux globuleux de dame Berthe luisent comme ceux d'un carnassier.
— Quelle honte ! fait-elle pourtant, histoire de chiquer à la bourgeoise vertueuse.
— Isabeau, continué-je, était une espèce d'ogresse ravissante qui usait de ses charmes et de l'assassinat avec une égale insouciance. Elle bradait ses filles, les faisait tuer lorsqu'elles devenaient gênantes et déshéritait son propre fils. Profitant de la folie de son bonhomme, elle a vendu la France aux Anglais.
Bérurier libère une série d'imprécations variées dont la moins virulente n'est cependant pas publiable dans un ouvrage de cette haute tenue littéraire.
— Bref, insisté-je, à la mort de Charles VI-le-Dingue, le king d'Angleterre a été proclamé roi de France, de même que le Dauphin qui avait ses partisans.
— Alors, m'interrompt dame Bérurier, la France avait deux rois ?
— Exactement. Et vous conviendrez que c'est trop ! Notre pauvre vieux pays a été divisé en deux clans : les Armagnacs et les Bourguignons.
Béru pousse un soupir qui gonflerait la voilure d'un trois-mâts école.
— Alors des Français ont soutenu la candidature du roi d'Angleterre !
— Les faits sont là, Gros !
— Écœurant, dit-il. Le Dauphin dont tu causes, il devait pas avoir la jactance facile. Moi, je serais été à sa place, j'allais faire un drôle de ramdam dans les carrefours, aie confiance !
— Charles VII était un timide. De plus il avait des doutes à propos de sa naissance.
— Comment ça ?
— Quand on a pour mère Isabeau de Bavière, tu penses qu'on doit se demander si papa c'est pas en réalité le garçon boucher ou le voisin de palier !
« Il s'appelait peut-être Bérurier, le vrai père du nouveau roi de France, va-t'en savoir. »
Ça l'émerveille, mon Béru, cette hypothèse. Du coup, c'est sans rancune qu'il se met à penser à Isabeau de Bavière.
— Pourquoi pas, après tout, murmure-t-il. Il était comment, ce Charlot-là ?
— A vrai dire, morphologiquement, il ne te ressemblait guère. C'était un freluquet indécis. De la mauviette écrasée par le poids de sa couronne, laquelle pourtant n'était pas bien grosse au moment où débuta son règne. Il était bourré de complexes, le pauvre lapin. Mais le destin veillait. Une femme venait de perdre le royaume de France, une autre allait le sauver.
— Jeanne d'Arc ? récitent les Bérurier.
J'adresse un hochement de tête complimenteur au couple. Berthe et Alexandre-Benoît ressemblent à un attelage pour chariot de roi fainéant.
— Oui, mes chers amis : Jeanne d'Arc.
Berthe a un gentil gloussement pour saluer l'apparition de la Pucelle dans notre conversation. Béru, qui aime prendre ses aises pour mieux vivre les instants d'exception, délace ses chaussures, les ôte, et ses orteils libérés se mettent à frétiller dans ses chaussettes trouées comme de la friture de poissons dans des bourriches.
— Jeanne d'Arc s'est donc manifestée dans une période de grand désordre et de misère, fais-je. Le pays divisé, ruiné, pillé, s'en allait à vau-l'eau…
— C'est en Italie ? demande le Gros.
— Quoi donc ?
— Volo ?
— C'est pas un bled, c'est une expression, hé, truffe ! Elle signifie à la dérive…
— Mande pardon, balbutie l'Hénorme, on a beau z'avoir de la culture, y'a toujours des bricoles qui vous échappent ! Alors ?
— La France était conditionnée pour adopter un héros ou une héroïne. Elle avait besoin d'un sauveur. En période troublée, il suffit qu'un gars arrive au moment opportun en criant « Je vous ai compris » pour qu'il fasse le plein. Le messie de service n'a qu'à dire qu'il entend des voix pour s'assurer celles des électeurs. Donc, voilà le climat au moment où la môme Jeanne fait parler d'elle.
A Domrémy, aux confins de la Champagne et de la Lorraine, on se trouvait en plein fief du Roi de France. Les dabuches de Jeanne étaient des bouseux tout ce qu'il y a d'aisé contrairement à ce qu'imagine le public qui se la représente fille de serfs. Gens extrêmement pieux, ses parents souffraient de la situation et débitaient des rafales de chapelets pour demander au ciel aide et assistance.
— Ils se doutaient pas que leur gamine allait arranger le coup, salive ma grosse Pomme. C'est poilant tout de même, d'avoir une petite sainte à la maison et de pas le savoir. Si ça se trouve, ils y flanquaient des tabassées, à cette môme, sans se gourer que plus tard on allait refiler son blaze à toutes les institutions religieuses de France et de Lavoir.
— C'est la destinée, ça, philosophe notre chère Berthe. On ne peut pas deviner. C'est comme pour Lourdes avec Bernadette Scoubidou, là encore la famille se doutait de rien.
— Jeanne, poursuis-je, était une gosse sensible. A force de voir chialer ses vieux sur la cause perdue du roi de France, elle a eu des vapeurs. Un jour qu'elle gardait les moutons en filant sa quenouille en bâton, des voix célestes se sont élevées. L'Église affirme — et nous n'avons aucune raison d'en douter — qu'il s'agissait de celles de Saint-Michel, de Sainte-Catherine et de Sainte-Marguerite…
— Du beau monde, apprécie Béru, lequel possède son calendrier sur le bout du doigt.
— Ces messieurs dames conseillaient à Jeanne d'aller lever le siège d'Orléans et de faire ensuite sacrer le dauphin à Reims.
— Pauvre chou, pleurniche la Baleine. Ça a dû lui faire une frayeur, ces voix !
— Tu parles que si elle avait le hoquet ça lui l'a guéri ! fait le Gros, toujours pratique, Aftère ?
— Jeanne a parlé de son ordre de mission à son vieux qui s'est mis à faire tout un suif : pieux mais incrédule qu'il était, le père d'Arc. Il a affirmé à la gamine qu'il préférait « la noyer de ses propres mains plutôt que de la laisser partir avec des gens de guerre ! »
Une discussion béruréenne éclate. Madame donne raison à M. d'Arc, alléguant que la place des jeunes filles pubères n'est point dans l'armée et que Saint-Michel et ses camarades avaient eu du culot de confier une pareille besogne à une adolescente. Son Vigoureux riposte en traitant le père de Jeanne de mauvais patriote. Il fait valoir que depuis Jeanne, on a vu beaucoup de demoiselles dans l'armée, y occuper un poste actif. Je mets fin à la controverse en leur apprenant qu'en fin de compte d'Arc a mis les pouces et que sa fille est allée à Vaucouleurs pour parler de sa mission au seigneur de Baudricourt.