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— Qui va là ?

Notre ami se retourna et aperçut une sentinelle gauloise à quelques mètres de lui. Il sourit à son camarade.

— T'affole pas, Duconix, rassura le chasseur de moustaches. Je vais aux goghs[2].

— Tu as bien de la chance, grommela sombrement la sentinelle.

Et, discrètement, elle tourna le dos à Bérurix qui en profita pour escalader la palissade. Ce que la famine lui faisait perdre en forces, il le gagnait en agilité. Lorsqu'il fut au sommet de la palissade, il défit ses molletières de cuir, les lia bout à bout et les attacha à l'un des pieux en prévision de son retour car, depuis l'extérieur, l'escalade s'avérait impossible. Puis il se laissa couler en deçà des fortifications. Chose curieuse, malgré les périls qui l'environnaient, il ressentit un délicieux sentiment de liberté. D'un pas prudent, l'échine arquée, il s'approcha du fossé ceinturant la place forte. Bérurix émit un petit sifflement approbateur. C'était du beau travail.

Ces Romains, tout de même, ils étaient ce qu'ils étaient, mais question boulot ils ne craignaient personne ! Une boue fangeuse croupissait au fond de ce fossé. Bérurix s'y engagea. Les miasmes le laissaient indifférent car il n'avait jamais eu le sens olfactif très développé. C'était toujours à lui qu'on refilait les morceaux de venaison les plus avancés.

Le franchissement du fossé fut long, pénible et périlleux. Mille fois, Bérurix faillit périr enlisé dans la vase qui le happait. Mais la faim guidait ses pas. La faim et l'amour. Car il comptait bien ramener une moustache de rechange à sa bonne amie. Larirette était une compagne fidèle et docile. Pour ce qui était du repos du guerrier, elle en connaissait un bout ! Il n'y en avait pas deux comme elle, de Lutèce à Lugdunum, pour réussir le grand écart à l'envers sur la peau d'ours rembourrée. Une merveille ! Quant à l'hydromel, elle te vous le préparait mieux que la barmaid de la Grande Caverne à Gergovie qui, pourtant, connaissait son métier !

Bérurix était noir et cloqueux lorsqu'il émergea du redoutable fossé. Il aperçut une fumée, non loin de là. En rampant dans les hautes herbes il s'y dirigea. Malgré ses narines atrophiées, il percevait des senteurs de cuisine et une grande émotion stomacale le dévastait.

Après bien des reptations, il arriva à l'orée d'un champ où des soldats romains avaient planté leur tente. Il s'agissait d'un poste avancé. Des hommes du Jules César s'apprêtaient à déjeuner. Bérurix aperçut des grappes de maïs enfilées sur un bâton. Elles servaient à confectionner la polenta. Bérurix crut défaillir en apercevant, miraculeusement réunis : la barbe végétale dont il rêvait pour Larirette (il avait ainsi surnommé sa douce amie à cause de la faucille qui lui servait à couper, non pas le gui, mais des joncs) et des mets cuits à point.

Son dernier repas avait été constitué par un rat crevé qu'il avait partagé l'avant-veille avec Larirette et ce n'était pas un mets digne d'un Gaulois !

Comme Bérurix s'apprêtait à foncer au péril de sa vie sur les plats cuisinés romains, une ravissante Gauloise sortit de la tente des envahisseurs. Elle était blonde et jolie, et chantait en voix de soprano « Vercingétorix, qu'est-ce que tu risques ? » une chanson ironique composée par les Romains afin de tourner en dérision le valeureux général ennemi. Ils la répandaient sournoisement dans la population occupée afin de saper le crédit dt Vercingétorix.

« Ah ! les vaches ! soupira Bérurix, la propagande n'a pas de secrets pour eux ! »

— C'est servi, gazouilla la jeune Gauloise.

Trois Romains beaux comme des dieux sortirent de la tente. L'un d'eux prit la jeune fille à la taille et lui donna des baisers dans le cou, ce qui la fit glousser d'aise. La nature éminemment gauloise de Bérurix s'insurgea.

— Être doublé par des Ritals, nom de Soleil ! balbutia-t-il.

Un second soldat de César vint renifler le plat.

— Madré de Dio ! fit-il (en latin), ma qué tou couisines comme ouné déesse !

— Pas de blasphème ! intervint le troisième qui semblait d'humeur austère.

Ils s'assirent en rond et c'est alors que le soldat Bérurix, ne pouvant plus contenir sa faim ni son indignation, bondit sur le groupe, francisque en main !

Il maniait cette arme à deux tranchants avec une habileté rare. En moins de temps qu'il n'en faut à un raton laveur pour cisailler les pilotis d'une hutte, Bérurix fit voler les trois têtes.

La Gauloise en avait lâché sa louche à potage. Béru lui plaça deux baffes qui eussent fait éternuer ses défenses à un mammouth.

— Roulure ! hurla-t-il. Traînée ! Collabo ! Tu vas voir tes tifs !

Il entreprit de couper la chevelure de la fille ; mais le fil de sa francisque était émoussé, aussi Bérurix lui coupa la tête pour aller plus vite. Ensuite de quoi il se jeta sur le déjeuner de ces messieurs, consomma sans respirer trois galettes de polenta, but une bouteille de Pommardix et considéra dès lors la vie sous d'heureux auspices[3]. Il déchira la tunique d'un romain décapité et la transforma en sac pour coltiner le reste du repas.

— Qui va là !

C'était à nouveau la sentinelle.

— Tu vois bien que c'est moi ! fit Bérurix.

— Qui, toi ? insista le Gaulois de guet.

— Bérurix, voyons !

L'autre s'approcha avec défiance du tas de boue noire qui parlait et remuait sous ses yeux. A travers ce cloaque ambulant il identifia effectivement son compagnon.

— D'où viens-tu ?

— Des cagouinsses ![4]

— Tu es tout crotté !

— Justement, je suis tombé dedans !

Mais la sentinelle ne cacha point son incrédulité. Il se livra à une rapide inspection et découvrit le ballot de victuailles que Bérurix s'efforçait de dissimuler.

— La moitié pour toi si tu écrases le coup ! proposa Bérurix.

Un instant, la faim faillit l'emporter sur le devoir. La sentinelle huma la nourriture, mais elle secoua la tête.

— Service, service, murmura-t-elle. Jugulaire-jugulaire. Allez, ouste ! amène-toi !

Bras croisés, l'œil sévère, la jambe cambrée, Vercingétorix examinait le Bérurix penaud qui se tenait devant lui.

— La honte soit sur toi ! fit-il d'un ton qui flétrissait. T'abaisser à aller chaparder la nourriture des Romains ! J'en rougis. Qu'on te mette à mort ! Vous êtes bien d'accord, vous autres ? demanda-t-il en se tournant vers le front des troupes.

— Oui ! Oui ! Oui ! mugirent (avec les cornes à leurs casques ils paraissaient réellement mugir) les guerriers assiégés.

Bérurix en eut froid dans le dos et mal partout.

Ses compagnons, ses braves et joyeux copains votaient sa mort avec une frénésie répugnante. Sa mort à lui qui s'était montré si gentil, si jovial et si serviable avec chacun !

La rage lui fouetta le sang.

— Mon général, fit-il, d'accord, vous me couperez la tronche, mais est-ce que vous me permettez de placer un dernier mot auparavant ?

— L'homme qui va mourir a le droit de s'exprimer, répondit noblement Vercingétorix.

Bérurix prit une profonde aspiration.

— C'est parti, comme en 14 avant Jésus-Christ[5], lança-t-il.

Et d'attaquer aussi sec :

— Mon général, mes amis. Vous vous carrez le doigt dans le lampion jusqu'à vous toucher le fond du calbar lorsque vous pensez que les Romains vont se lasser. Est-ce qu'on se lasse des vacances ? La vérité, c'est que ces petits rigolos sont en vacances chez nous (peut-être qu'un jour c'est nous qu'on ira en vacances chez eux, mais en attendant ils sont ici et pas mécontents d'y être). Je viens de me payer une petite expédition dans leur camp, j'admets. Ça m'a permis au moins de voir des choses. Ces messieurs ont tout ce qu'il faut pour rigoler et s'amuser en société : de la bouftance, du piccolo et des nanas. Ils mangent et boivent nos récoltes et, sauf vot' respect, mon général, ils passent nos souris à la casserole que si le Pape existait ça en serait une bénédiction. Je viens d'en étendre trois qui se payaient une de ces Gauloises à bout filtre que vous sortiriez d'Alésia pour en manger, tout Vercingétorix que vous êtes ! Et nous, ici, pendant ce temps on se serre la ceinture d'un cran de plus par jour. Bientôt on aura bouclé la boucle, faites-moi confiance. L'herbe à lapin, c'est bon pour nourrir les lapins, mais pas des guerriers. Dans quelques jours, quelques semaines au plus, ils s'amèneront, les Romains, musique et César en tête, avec la fleur à la lance, et tout ce qui leur restera à faire ce sera de balayer nos carcasses pour que le camp fasse moins désordre. Mon général, vous pouvez maintenant me faire sectionner le cigare, je préfère canner pendant qu'il me reste encore des calories.

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2

Mot gaulois signifiant : toilettes.

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3

La scène se déroulant en Bourgogne, pas tellement loin de Beaune, on pourrait écrire sous d'heureux hospices.

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4

Autre mot gaulois signifiant « Toilettes ».

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5

La scène se passant en 52 avant Jésus-Christ, la boutade révèle une certaine science prémonitoire !