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« Et pourtant, le pont d'Arcole, fais confiance, n'avait rien de commun avec celui de Tancarville vu que le ruisseau qu'il enjambe, l'Alpone, pourrait se franchir d'un bond avec un minimum d'élan. Mais il a su faire mousser le torrent, Bonaparte. Les Français qui ne connaissent pas la géographie ne se demandent jamais sur quel cours d'eau se trouve Arcole. Je connais l'endroit et je peux te jurer qu'il n'y a pas de quoi nous péter une pendule. Napo a vu le parti qu'il pouvait tirer de l'obstacle sur le plan publicité. Au lieu de faire travailler le génie il a travaillé dans le génie. Le pont est devenu un carrefour de sa gloire ! Croulant sous le poids des lauriers, acclamé, célébré, il est revenu… Une vraie idole, ce petit homme ! L'Aznavour de la baïonnette ! Des capacités d'ailleurs. Un sens tactique indéniable, une grande rapidité de manœuvre et nous allons vite nous rendre compte que c'est un grand administrateur. Il a de grandes qualités et de l'ambition. Mieux que cela, il a de la chance et, cadeau suprême des Dieux, de la mémoire. Ah ! la mémoire, mon Béru ! C'est quelque chose. Un homme d'État ne peut faire de carrière sans elle, car il doit se souvenir de toutes les promesses qu'il devra oublier. »

— T'égare pas ! proteste le Gros.

— De retour en France, après s'être gorgé de succès et avoir fait l'arc de triomphe à balancier à Joséphine, il pige vite qu'il est prisonnier de la guerre. Il s'impose par des victoires et c'est par de nouvelles victoires, toujours, qu'il devra se maintenir. Soucieux de fourbir sa légende, il part faire la guerre en Égypte.

— Comme Guy Mollet ?

— Oui. Mais il mettra plus de temps pour la perdre et ça se verra moins. Et puis il l'a faite contre les Anglais et non pas avec. Sur terre, il a remporté la victoire, bien sûr, mais pendant qu'il se châtaignait, les rosbifs coulaient la flotte française. Napoléon a failli revenir à pinces, ce qui représentait un bout de chemin. Pas fiérot, il est rentré une fois de plus au pays. En somme, il n'en partait que pour pouvoir y revenir. Cette fois il ne pensait pas qu'on tirerait des feux d'artifice en son honneur. Il revenait tout seul, à la sauvette, ayant laissé son armée au Sphinx…

— Pour des soldats c'était le bath coinceteau, apprécie le Gros.

— Mais vois-tu, Poussah, quand le public a décidé d'aimer un homme, ce dernier peut faire les pires couenneries, elles se transforment en faits d'armes. On l'accueille dans le délire, Bonaparte. Du coup, il se dit que le moment est peut-être venu de retrousser ses manches pour essayer de devenir Napoléon.

« Il est doré par le sable du Nil. Le grand tourisme ça épatait encore à l'époque. Son haut fait, pour le populo, c'était simplement de radiner du Caire. Maintenant que n'importe quel congé payé va boire le pot à Damas et acheter son caviar à Moscou, fatalement on comprend mal l'épate égyptienne. »

Bérurier bâille.

— Je t'ennuie ? m'inquiété-je.

— Non, c'est les tripes de mon petit déjeuner qui insistent, s'excuse l'Effroyable. Au contraire, vas-y, je suis tout ouïe.

— Au retour de Bonaparte, ça cafouillait pour le deuxième Directoire. Un complot se tramait, avec Talleyrand et Fouché pour modifier la Constitution. Mais ces messieurs avaient besoin d'une épée pour étayer leurs arguments. Bonaparte arrive à point nommé pour leur fournir la sienne. On le nomme commandant de la garnison de Paris, C'est le coup d'État du 18 Brumaire qui ne s'accomplit en fait vraiment que le 19. L'équivalent de l'Assemblée Nationale s'appelait alors le Conseil des Cinq Cents. Il était présidé par Lucien Bonaparte, le frère de Napoléon. Logiquement, ça devait boumer. Mais les députés, en voyant rappliquer le petit général à la tribune, ont pigé qu'ils étaient biaises en canard et que la dictature menaçait. Alors ils ont chahuté le futur empereur vilain et l'ont conspué.

— Avec son tempérament, il devait drôlement renauder, le gars ! plaisante le Vaillant.

— Pas du tout, ce fut la seule fois de sa vie où il s'est montré lamentable. La tribune de l'Assemblée intimide toujours les types qui ont une idée derrière la tête. Il bafouillait, débloquait à mort. Ses freins ne répondaient plus et il avait lâché les pédales. Tant et si bien qu'un de ses potes lui a dit textuellement : « Sortez, général, vous ne savez plus ce que vous dites ». Et il est sorti. A cet instant-là, le coup était écrasé et la France avait toutes les chances de ne pas connaître l'Empire. Mais Napoléon a été sauvé par son frangin. Celui-ci a donné l'ordre à la garde de charger les députés. Et les grenadiers l'ont fait au son des tambours. Les mécontents se sont taillés par les fenêtres. On a pris une poignée de froussards et de sympathisants et on leur a fait voter à toute vibure une loi pour déclarer le Directoire K.O. et proclamer le Consulat. Napoléon devient enfin Premier Consul, voilà déjà dans l'antichambre de l'Empire !

— Et nous, constate Sa Majesté Béru Ier, nous v'là aux studios de Billancourt !

On déniche le producteur de la Régie. Il est en train de bigophoner à sa banque pour essayer de déguiser des chèques de producteur en chèques approvisionnés. Ça n'a pas l'air d'aller tout seul car la période de Mardi Gras est passée depuis belle lurette. Lorsqu'il raccroche, son front de producteur délégué est barré de rides. M'est avis qu'il faudrait administrer des aphrodisiaques à son budget pour lui donner un peu de remontant. Un film, c'est comme un bouton sur l'asperge : on sait quand il commence, on ne sait jamais s'il finira.

Il regarde Bérurier et lance sèchement.

— Vous n'avez pas lu l'avis dans le couloir ?

— Non, bredouille l'Energumène.

— C'est complet pour la figuration !

Je rigole et lui présente ma carte. Du coup il se détend et si un producteur délégué pouvait rougir de confusion, il rougirait probablement.

— Excusez. Vous êtes gentils tout plein de vous déranger pour des broutilles. Entrez !

On s'installe dans deux fauteuils pivotants et Monsieur Cézetrantecinque (c'est son blaze), après nous avoir servi deux whiskies, et un Dubonnet de chez Cinzano (il y a des cendriers pour célébrer cette marque prestigieuse dans le salon de Joséphine de Beauharnais) nous raconte le pourquoi du comment du truc. Comme il signait des chèques hier soir (dans un moment d'inattention, ou par lassitude je suppose), il a été appelé sur le plateau pour régler un différend qui opposait le metteur en scène à sa vedette féminine. Dans sa précipitation, il a laissé son stylo sur le bureau. Lorsqu'il est revenu, l'appareil à calmer les créanciers avait disparu. La perte est assez considérable car il s'agissait d'un stylo à injection directe, en platine massif, avec capuchon en diamant taillé dans la masse. Une pièce de collection que lui avait offerte le Maharadja Lamoukhère pour le remercier d'avoir produit ce chef-d'œuvre du cinématographe intitulé « On expurge B.B. »