— C'est dégoûtant, crache Béru. Des procédés pareils, si on les emploierait encore de nos jours, le peuple s'ingurgiterait !
— Sans aucun doute, le rassuré-je. Mais tu n'as aucune inquiétude à avoir sur ce point, Gros. Nous vivons désormais dans un monde civilisé. Son sacre, reprends-je, est une merveille. C'est le Châtelet. Une opérette de Lopez dont la musique serait pourtant de Haendel.
— Silence ! Le Rouge !
— Viens, sortons, j'étouffe ici, me fait Béru.
En gagnant précipitamment la porte avant son verrouillage. Il se prend les pinceaux dans le câble du percheman, lequel en lâche sa canne sur la hure de Barras. Ça fait un drôle de cri dans les azimuts. Nous quittons le plateau sous une bordée d'injures.
— Allons au bar ! décidé-je.
C'est plein de frimants déjà peinturlurés pour le prêt à tourner, avec des Kleenex sous le menton pour pas tacher leurs cols. On commande à Roger, le sympathique taulier, deux Coca-Cola-Village fabriqués à Juliénas et je peux continuer ma dissertation.
— Il s'est payé le Pape pour la cérémonie, apprends-je au Dévorant. Alors que Charlemagne était allé se faire couronner sur place, lui il fait venir le Souverain Pontife à Paris pour la circonstance, comme un simple aumônier, ce qui te donne un aperçu sur l'orgueil du Monsieur. Né de la Révolution hâtée, Napoléon a compris que le peuple est religieux et que les fêtes civiques ne bottaient pas les bouseux. Alors il veut renouer avec Notre Saint-Mère l'Église, et le gentil Pie VII bénit la couronne dont Napoléon se coiffe lui-même afin de bien montrer au peuple qu'il l'a gagnée à la force de ses biceps. Manteau d'hermine décoré d'abeilles d'or ! Traîne de douze kilomètres pour la Joséphine ! La famille Buonaparte est là, déguisée, emplumée, dorée, illuminée, soyeuse, satinée, décorée, chamarrée, endentelée, bijouteuse, anoblie. Tous sont rois princes ou ducs. Les copains ont été faits maréchaux. C'est l'apothéose B.O.F. ! Ce jour-là, Béru, la Révolution Française atteint à son apogée. Couper la tête d'un roi ça peut n'être qu'un mouvement d'humeur du peuple. Mais reconstituer les fastes Capétiens avec cette Cour d'arrivistes, c'est le bouquet final ! Dans son carrosse de verre et d'or, le petit Bonaparte contemple Paris qui l'acclame. Et que dit-il à l'un de ses frères en arrivant à Notre Dame ? Une phrase éminemment corse, éminemment républicaine aussi dans le fond ; il murmure avec l'accent de Christian Méry : « Oh ! dis, Joseph ! Si notre père nous voyait ! »
Le Gravos torche une larme.
— C'était sûrement un bon petit ! Et qu'est-ce qu'il a fait, une fois empereur ?
— Ce que font tous les dictateurs, ma pauvre Loque : il a supprimé la liberté ! Je me rappelle une phrase de mon manuel lorsque j'étais au cours supérieur : « De rares journaux, affirmait-il, ne purent imprimer que ce qui était permis par le gouvernement ; les assemblées devinrent muettes et obéissantes »[50].
Je fais signe à Roger de renouveler nos remontants !
— Personne n'a essayé de lui faire sa fête, à l'Empereur ?
— Si, il y eut un complot en 1804. On devait l'enlever entre Paris et la Malmaison. Une sorte de Petit-Clamart quoi ! Mais ces plaisanteries réussissent rarement chez nous ! Les auteurs de celles-ci, Cadoudal et Pichegru, échouèrent lamentablement. On exécuta le premier et le second se pendit avec sa propre cravate !
— Et à part des guerres, il a rien fait, l'Empereur ?
— Oh si, rendons-lui cette justice que justement il nous a donné, puisqu'il promulgua le Code Civil. Il fonda également les lycées, la Cour des Comptes, et institua la Légion d'Honneur qui devait récompenser tant de héros et faire tenir tranquilles tant de gens remuants !
Là-dessus, la mignonne Virginie, alias Hortense de Beauharnais, vient nous rejoindre pour nous parler du vol dont elle a été victime hier. Elle avait laissé un superbe médaillon en vitchbontz-pur-fruit sur sa table de maquillage pendant qu'elle allait subir les feux du plateau. Ils tournaient justement le grand plan des adieux d'Hortense à la Malmaison et à Joséphine réunies au moment ou, devenue reine de Hollande par son mariage avec Louis et la grâce de l'Empereur, elle dit au revoir à sa belle-sœur de maman.
Bref, à son retour du plateau, le bijou avait disparu. Elle avait la clé de sa loge sur elle et le double de ladite clé est entre les mains du gardien, lequel est un homme d'une intégrité absolue (Médaille militaire, Croix de guerre avec palmes comme les canards).
Je mijote un plan de bataille, moi aussi. Nous allons mettre un bijou de valeur au cou ou au bras d'une actrice. Elle le montrera à tout le monde, puis le laissera dans sa loge. Nous, nous serons embusqués dans la loge voisine après avoir percé un trou pour la surveillance et nous attendrons la suite des événements. Aussitôt dit aussitôt fait. Nous partons pour dénicher un joyau susceptible d'allécher le kleptomane. J'ai justement un copain bijoutier à Auteuil, il se fera un plaisir de me confier une pièce intéressante !
Une fois sur les quais de la Seine, à cet endroit désenchanté de Billancourt où le fleuve cesse d'être un sujet de carte postale pour devenir un élément de la vie industrielle, le Gravos remet ça avec l'Empereur. L'épopée napoléonienne, ça l'émoustille.
— Ce qui me plaît tout de même chez ce mec-là, me dit-il, c'est sa simplicité : avec son bitos noir pareil à un cendrier de bistrot et sa redingue grise, on peut pas dire qu'il chérait dans les nippes. Car enfin, s'il aurait voulu, il pouvait se loquer dans la matière rare et se fout' de la dorure jusqu'au slip, non ?
— Tu as raison, il pouvait. Mais son ambition ne s'arrêtait pas, hélas ! à des détails vestimentaires. Le voilà qui se met à grouper, au camp de Boulogne, une troupe d'élite qui prendra le nom immortel de « Grande Armée ». Une flotte impressionnante est également rassemblée, car l'Empereur nourrit un grand projet : envahir l'Angleterre.
— Ah ! le brave homme, exulte Sa Majesté.
Puis après un temps de réflexion :
— Qu'est-ce qu'il leur reprochait, aux Anglais ?
— D'être anglais, Béru.
— Bien sûr, où avais-je la tête ! Et il a réussi ?
— Non. Sentant le danger, les rosbifs se sont allies dare-dare aux Russes et aux Autrichiens. Alors Napoléon quitte Boulogne et, à toute allure, le voilà qui traverse la France et l'Allemagne à la tête de ses légions. Il tombe sur les Autrichiens avant qu'ils aient eu le temps d'opérer leur jonction avec les Russes et leur flanque la pâtée à Ulm. Puis il poursuit sa marche victorieuse et met les Popoffs K.O. à Austerlitz sans crier gare.
— Tu parles d'un terrible ! s'extasie Bérurier qui se croit soudain à Colombes à quelque match France-Europe.
Nous roulons lentement dans la circulation de plus en plus dense. Nous passons devant les arènes de la R.T.G.[51] et nous avons la chance suprême d'apercevoir M. Napoléon Zitronc au volant de sa voiture.
— Le phénomène Napoléon, dis-je par association d'idée et plus pour moi-même que pour l'Ignare, c'est sans magnétisme sur ses hommes. Il est le sommet du romantisme militaire. Ses grognards clabotaient en criant : « Vive l'Empereur » ! C'est du fanatisme ou je m'y connais pas, non ?
— Tu parles, apprécie l'Analphacon.
— Faut dire qu'il savait leur parler. A l'issue d'Austerlitz, il dit à ses hommes : « Soldats, je suis content de vous ! Il vous suffira de dire : J'étais à la bataille d'Austerlitz, pour qu'on vous réponde : voilà un brave ! ».
— C'est putain ![52] avoue le Gros.
— Ah ! tu peux le dire. Il goûtait la soupe au bivouac et pinçait l'oreille de ses grenadiers en les appelant par leur prénom.