— Il savait leurs blazes à tous ?
— On les lui soufflait.
— Pas bête, ça ! Ça biche toujours. Le fin des fins, c'est de faire croire à chaque bonhomme qu'on n'a que lui en tête. Alors il se sent tenu à l'œil et fait du zèle.
— Tu comprends admirablement la vie, mon Béru.
Nous stoppons devant mon pote le marchand de métaux non ferreux. Je raconte à ce dernier le pourquoi du comment du chose et il me confie un clip en jonc massif avec incrustations de rugby et d'hémorroïdes.
— Fais attention qu'on ne le barbote pas, je te signale que ça vaut deux cents points, ce machin-là.
— Aie confiance en mon œil de lynx, le rassuré-je.
Bérurier est frappé par une montre qui a la particularité de posséder un cadran complètement blanc.
— C't' original, convient-il, mais pas pratique, faut pas avoir forcé sur le Chiroubles si on veut lire l'heure là-dessus. Un cadran solaire, ce serait plus pratique.
Espérant un achat, mon camarade joncailler prétend que tout homme normal a dans la rétine, la géographie d'un cadran et le prouve en me faisant annoncer des heures différentes qu'il obtient en tournant les aiguilles.
— Écoutez, fait le Gros, c'est pas mal, mais ça serait plus formidable si on enlèverait aussi les aiguilles.
Découragé, le copain remise sa montre en écran de cinéma et nous repartons.
— Et ses victoires ont continué ! insinue le Sournois, dès qu'il a blotti ses deux cent vingt livres dans mon bahu.
— Elles ont continué : après Austerlitz il y a eu Iéna, puis Friedland, et Wagram…
— Ah ! la Salle Wagram ! s'extasie le Dodu Redondant.
Toujours des exclamations en marge du sujet, Béru, c'est un de ses vices. On lui parle de Grouchy et il répond Blücher.
— En 1811, lui révélé-je, la puissance de Napoléon était fantastique. Jamais la France ne fut plus étendue, plus formidable que cette année-là. Jamais elle ne le sera. Elle comportait 130 départements. Napoléon était non seulement empereur des Français mais de plus roi d'Italie. Son frère Joseph était roi d'Espagne, son frère Louis roi de Hollande, son frère Jérôme roi d'Allemagne de l'Ouest.
— N'en jetez plus, la cour impériale est pleine, plaisante l'Aimable.
— Ne pouvant, comme je te le disais, avoir d'enfant avec cette pauvre Joséphine, il en a divorcé pour épouser Marie-Louise, la fille de l'archiduc d'Autriche.
Bérurier me cramponne le bras.
— Y a quéque chose qui carbure mal dans ton affaire, San-A.
— Vraiment ?
— Tu dis qu'il pouvait pas avoir de mouflets avec Joséphine, elle, elle en avait eu déjà avec son premier bonhomme.
— C'est juste.
— Conclusion, Napoléon, il était stérile. C'est fou ce qu'il y a comme mecs aux joyeuses fanées dans l'Histoire.
— Napoléon a eu un fils avec cette mijaurée de Marie-Louise : le Roi de Rome !
— Le roi de Rome, mon œil ! Faut se gaffer des Autrichiennes, Gars. Souviens-toi de Marie en Toilette ! Son Louis XVI était empêché du stylo-à-boule, et pourtant elle lui a fait des chiares en veux-tu en voilà.
— Bref, m'impatienté-je, il a répudié Joséphine, épousé Marie-Louise et il en a eu un enfant. Cet enfant ne devait jamais régner sous le nom de Napoléon II ! L'enfant du malheur ! A partir de sa naissance reconnaissons-le, la bonne étoile de Napoléon se met à pâlir. Il dévale la pente. Ses ennuis viennent d'Espagne. Ce fier peuple ne veut pas de Joseph comme souverain et la guérilla se développe. Les armées impériales, pourtant si puissantes, n'arrivent pas à livrer cette guerre de maquis. On dira plus tard que l'Espagne aura été leur tombeau. Et comble d'imprudence, Napoléon qui se croit invincible entreprend la campagne de Russie. Ça boume jusqu'à Moscou. Mais les Russes flanquent le feu à la ville. L'hiver arrive. L'intendance ne suit plus. La Grande Armée est obligée de battre en retraite, ce qui va permettre, quelques années plus tard, à Victor Hugo d'écrire ses plus beaux vers.
— Et alors ? râle cet amoureux du suspense historique.
— Et alors l'Empire se désagrège. Les défaites se succèdent. En trois ans la baraque est coulée, la France envahie, l'Empire abattu. Napoléon doit abdiquer et les alliés l'exilent, à l'île d'Elbe.
— C'était près de la Corse, ça ?
— Oui, Gros, et surtout de la France. Beaucoup trop près comme tu vas le voir. Pour tout te dire, jusqu'à cette période je n'admire chez Napoléon que sa chance et ses talents d'organisateur. Mais à partir de l'île d'Elbe, l'homme m'intéresse. Sa vraie grandeur s'est manifestée à cet instant. Jusqu'alors il a travaillé pour Sa gloire et, reconnaissons-le, pour la gloire, puisqu'il a tout perdu. Maintenant, il va travailler pour la Légende.
Arrêt-Buffet. Nous revoici aux Studios. On arrange le coup avec Virginie. Notre amie passe le mot d'ordre à une petite starlette qui accepte de jouer les brebis piégées. La gosse, une gentille blondinette au nez retroussé, fait des effets de clip époustouflants. On dirait un chasseur berlurant l'alouette avec son miroir.
Pendant qu'elle rutile ostensiblement, nous allons en catimini écluser des gorgeons en dégustant les rillettes du patron.
La bouche pleine, la babine graisseuse, le chicot perforateur, le bout de nez rilletté, le couteau à la main, le costar éclaboussé, la cravate trempant dans son verre de rouge, le chapeau en auréole (Saint Béru, digérez pour lui !), le Gros me mastique à bout portant :
— Et alors, Mec, tu t'endors sur le rôti ! Ça vient c't' île d'Elbe, ou quoi !
Quel tyran ! Bérurier, c'est le Napoléon du savoir !
— O.K., fils. Nous sommes donc en 1814. Napoléon, râpé, débarque à l'île d'Elbe. C'est un coin riant, fleuri et pour tout dire méditerranéen. L'ex-empereur fatigué est comme dégrisé. Il décide de mener désormais une petite vie de rentier pépère et d'écrire ses mémoires au soleil en buvant du chianti. Après tout, n'a-t-il pas eu le plus prestigieux destin de l'Histoire ? Mais un homme d'action reste un homme d'action. Alors, lentement la machinerie de ce grand homme, un instant stoppée, se remet à fonctionner. Il a une garde de huit cents grognards fidèles. Il les fait manœuvrer, leur fait tracer des routes, percer des ports, construire des bateaux. La lénifiante île d'Elbe devient une ruche effervescente où les abeilles impériales préparent un drôle de miel !
« Napoléon écrit à sa femme qui s'est réfugiée chez son papa à Vienne de le rejoindre avec son petit roitelet de Rome. Elle ne répond même pas à ses lettres, la gueuse languide ! Cette mauvaise épouse est déjà devenue la maîtresse d'un Autrichien : le général Neipperg, un grand pas beau décati. Elle a changé son fringant cheval blanc contre un borgne (car Neipperg joue les corsaires avec un bandeau noir sur le lampion). Le silence de sa femme désespère Napoléon. Un matin, il entre en coup de mistral dans la chambre de sa mère qui l'a rejoint en exil :
« M'man, qu'il lui fait, ça me démange de retourner en France pour tenter un come-back mais je sais que c'est de la folie et que si ça rate tout est fichu, qu'en pensez-vous ? »
« Alors, la calme, sage Laetitia Buonaparte, celle qui ne s'est jamais emballée et qui a répété pendant toute l'épopée impériale « Pourvou que ça douré ». Madame Mère, donc, répondit simplement avec une grandeur qui me fout des larmes aux châsses : « Mou fils, suivez votre destinée ! »
« Et Napoléon la suit. II s'embarque clandestinement à bord d'un barlu qui — ô présage — s'appelle l'Inconstant ; et il fait voile vers la France en compagnie de ses hommes ivres de joie à qui il cloque la Légion d'Honneur par anticipation. »
La gentille Valérie-Hortense entre dans le bar et s'approche de notre table.