— Allez-y, dit-elle, ma camarade va déposer le clip dans sa loge.
Nous bondissons dans celle de la douce enfant. Au-dessus de sa glace j'ai percé un joli trou. Le clip est juste en face, sur la tablette à maquillage. Maintenant il s'agit d'ouvrir grand son vasistas si je ne veux pas mortier pour deux cent mille balles de faux frais non remboursables dans les côtelettes.
— Continue ! m'intime Béru, tandis que je garde l'œil rivé à l'orifice.
— Il ne faut pas faire de bruit, Crétin, ça risquerait de tout compromettre.
— On chuchotera, et puis après tout je m'en contrefiche de la joncaille de ces messieurs-dames.
— Avant de poursuivre, cédé-je, il faut que tu saches qu'à la chute de l'Empereur les royalistes se sont grouillés de rappliquer d'exil, ayant le comte de Provence — autrement dit Louis XVIII — à leur tête. Le frère de Louis XVI avait pris du carat et de l'embonpoint à l'étranger. C'est un gros lavedu, goutteux, obèse, qui opère la Restauration. Ça manque d'éclat.
Béru rit.
— S'il avait la bedaine que tu dis, pas étonnant qu'il se soye lancé dans la restauration !
— Bravo, Gros ! Tu me le noteras sur un bout de papier, je le replacerai. Ce Louis XVIII et sa suite étaient mal vus. Les Français avaient sucré les biens des nobles à la Révolution et ça ne leur chantait pas de les restituer. De plus les officiers de l'armée napoléonienne furent remplacés par des officiers royalistes et les soldats n'apprécièrent pas. Napo savait tout ça en s'embarquant et il comptait beaucoup sur l'impopularité de son successeur pour réussir son coup.
« Il débarqua à Golfe-Juan. Une plaque commémore l'événement et les touristes bronzés l'apprécient puisqu'ils s'asseyent dessus pour s'oindre d'embrocation. C'est la vie qui continue.
« La partie la plus délicate de sa prodigieuse carrière commence. Napoléon sait que la Provence est royaliste, pour l'éviter il prend la route des Alpes. Un bâton à la main, il marche avec ses onze cents hommes[53] dans les défilés où il s'attend à être contré d'une seconde à l'autre. Mais dans les villages traversés, au lieu de lui barrer la route, on l'acclame. Il franchit deux cents kilomètres sans rencontrer la moindre résistance ; mais Grenoble est là, bourrée de troupes chargées d'anéantir le cortège. Que va-t-il se passer ? La rencontre s'opère dans la passe de Laffrey. L'instant est capital. Un silence de mort s'établit ! Tu imagines, Gros ? »
— Je ! anglicise-t-il, la salive cotonneuse.
— Napoléon se détache de sa troupe. Il s'avance, seul la redingote ouverte. Et il déclare : « S'il en est un de vous qui veuille tuer son Empereur, me voilà ! »
— Et ils ont tiré ? articule péniblement le Monstrueux.
— Non. Ils ont mis leur shako au bout de leur fusil et ont hurlé : « Vive l'Empereur ». C'était gagné. Napoléon devait dire ensuite : « Jusqu'à Grenoble j'étais un aventurier ; à partir de cette ville je suis redevenu un souverain ».
« Sa marche continue, de plus en plus triomphale. Ceux qui ont pour mission de le stopper — tel le Maréchal Ney — se joignent à lui. Il arrive dans une apothéose indescriptible à Paris. Chateaubriand écrira, en parlant de cet exploit : « Cet homme qui a lui seul a envahi la France ».
— Et le gargotier ? souffle Béru.
— Quel gargotier, Gars ?
— Le restaurateur, Louis XVIII ?
— Oh ! lui, il était retourné en exil vite fait.
— Il devait toujours avoir un b… — en ville préparé, ricane le Gros. Sa valise week-end était en permanence sous son plumard pour les émigrations-parties !
— C'est probable. D'ailleurs le nouveau règne impérial ne devait durer que Cent Jours. Mais quels cent jours ! L'Europe qui en avait sa claque de Napoléon s'est aussitôt coalisée pour le virer. Elle était rassurée par Louis XVIII, l'Europe. Elle se disait qu'avec ce gros lard podagre, les faits d'armes ne pouvaient avoir lieu que sur une table de piquet. Napoléon reprenant possession de la boutique, c'était les ennuis garantis. Pas de ça, Lisette ! Et je te mobilise à tout va : Anglais, Prussiens, Autrichiens, Russes ! Alors c'est le désastre de Waterloo morne-plaine. La Vieille Garde meurt. Pas un seul homme n'en réchappe. Cambronne y lance son mot historique et les grognards se laissent hacher sur place en criant : « Vive l'Empereur ! » Ils sont allés jusqu'au bout du courage et de la probité, jusqu'au bout du fanatisme et de la dévotion, jusqu'au bout de l'admiration, jusqu'aux limites du sublime. Napoléon est battu, abattu. Tout est fini à jamais pour lui. Il décide de se mettre sous la protection de l'Angleterre, cette vieille ennemie qu'il croit chevaleresque. Utopiste ! Si elle était chevaleresque, l'Angleterre ce serait pas l'Angleterre. Comment qu'il l'a dans le dossard, Napo ! Les Rosbifs l'embarquent vite fait pour Sainte-Hélène.
— A ce propos, coupe le Mastar, j'ai jamais trop su où ca se trouvait, ce patelin.
— C'est une île située presque au sud de l'Afrique, en plein Atlantique. Cette fois, l'Aigle n'a plus les ailes assez longues pour revenir. Parti des merveilleux rochers d'Ajaccio, il va finit dans les sombres cratères de cet îlot volcanique, gardé par un sinistre geôlier anglais qui lui mène la vie dure, l'humilie, le censure et l'étouffe. Né dans une île, selon l'image classique, il va s'éteindre dans une île après avoir dominé le monde et fait mourir des centaines de milliers d'hommes !
— Il y est resté longtemps ?
— Six ans. Il a un chou-fleur, ça ne pardonne pas !
— Moralité, conclut Béru, il serait resté en Corse, Naessens aurait pu le guérir !
Je lui intime du geste l'ordre de la boucler. Dans la loge d'à côté, la porte vient de s'ouvrir. Une silhouette s'approche de la tablette à maquillage où brille le clip de mon copain.
— Ça biche ? demande le Mastar dans un souffle.
— Attends…
Une main s'avance. Saisit le collier.
— Vas-y, fonce ! lâché-je.
Mon dog (c'est le dog de Bordeaux) bondit dans le couloir. J'entends des cris, des froissements d'étoffe, un gnon cartilagineux signé Bérurier. Lorsque j'arrive dans la pièce voisine, je trouve un Napoléon groggy serrant convulsivement le bijou dans sa main. Béru se masse les phalanges en reniflant.
— Mate un peu, me dit-il tristement : c'était l'Empereur qui chouravait la quincaille. C't'un rôle qui vous marque un homme, y a pas !
On se retrouve tous dans le burlingue de la Régie. Le producteur fustige comme il se doit l'acte inqualifiable de ce brillant comédien qu'est Evariste Nécreux. Se laisser aller à de telles faiblesses est indigne d'un garçon capable de vous jouer Napoléon depuis le siège de Toulon jusqu'à Sainte-Hélène. Penaud, le voleur, pardon, le kleptomane (car dans la bonne société il ne saurait y avoir de voleur) demande pardon et promet de restituer. On lui demande les raisons de son délit, pardon, de sa manie (car dans la bonne société il n'y a pas de délit). Et il consent à s'expliquer. II fait des folies pour son appartement meublé en Empire. Il collectionne les objets de l'époque napoléonienne, en bref il se prend pour Napoléon et je l'imagine chez lui, au milieu d'une foule de fantômes illustres, dictant des proclamations à des secrétaires imaginaires, répudiant Joséphine, se penchant sur le berceau du roi de Rome, dirigeant Austerlitz ou recomposant les statuts de la Comédie-Française comme le fit l'Empereur dans Moscou en flammes. Sa marotte lui coûte cher. Alors il chapardait afin de pouvoir s'offrir les pièces convoitées. Il promet de rendre le stylo et le bijou et de voir un psychanalyste. Que lui demander de plus ?
Le producteur nous remercie chaudement et nous tend un chèque destiné aux œuvres de la police en nous recommandant de ne pas le mettre à l'encaissement avant la semaine prochaine.