Nous le remercions et nous partons, enfin heureux du travail si rondement mené.
— Je sais bien que c'était de la bricole, comme enquête, déclare le Gros, mais j'en garderai un bon souvenir, San-A. Entendre sur Napoléon et lui mettre la main au colbak pour conclure, c'est pas banal.
Tandis que je roule vers Paris, il demande :
— Tu m'as tout dit à son sujet, t'es certain ?
— Oh ! sûrement pas ! assuré-je. On n'a jamais tout dit sur Napoléon. En général on en dit trop mais pas tout ! Si tu veux mon point de vue personnel, ç'a été un être ! moins exceptionnel qu'on se plaît à le trémoler. II a été l'enfant des circonstances. Mais à travers ses écrits je n'ai jamais senti une vaste intelligence. Son style était plat et morne, ses lettres d'amour feraient rigoler une bonniche et il n'y a guère que ses ordres du jour qui furent parfois à la hauteur de son personnage. Ce qui me séduit, chez lui, c'est son martyre. Je crois que le pauvre homme brisé et rongé par le cancer qui mourut à l'autre bout du monde au milieu de gardes-chiourme anglais est digne d'intérêt. Cette mort l'a grandi, beaucoup plus que ne l'eut fait un trépas sur le champ de bataille ou dans la gloire de sa cour. La preuve en est qu'au lieu de s'éteindre, son souvenir s'est mis à vivre dans le cœur des hommes. Le monde entier a senti l'immense absence de ce personnage insolite. On lui a voué un culte formidable et quand, vingt ans plus tard, on a rapatrié ses cendres, la France entière s'est pressée le long du parcours en criant encore : « Vive Napoléon ! ».
— Complètement louf, puisqu'il était mort, fait objectivement remarquer l'Insensible.
— Napoléon était mort, mais Napoléon III se préparait pour la fête, Gros. Le cercueil de son illustre tonton a été sa meilleure propagande.
« Terminons-en avec Napoléon Bonaparte. Il y a deux façons de juger un homme d'État : sur le plan national et sur le plan humain. Il est évident que l'Empereur a servi la gloire de la France, mais moi qui n'y vois pas plus loin que le bout de mon cœur, je ne peux oublier qu'au cours de son règne il fit de la France une caserne et qu'à sa Seconde abdication, notre pays était saigné, ruiné, envahi. Et alors, Béru, je me répète la belle phrase que Thiers, le premier président de la Troisième République a prononcée et qu'on devrait graver au fronton des écoles : « Il ne faut jamais livrer la patrie à un homme, n'importe l'homme, n'importent les circonstances ».
— Fermez le ban ! termine Bérurier en remontant sa vitre.
La mitraille faisait rage. Les salves succédaient aux salves. Napoléon venait d'affirmer à Soult que Wellington était un mauvais général et que les Anglais étaient de mauvais soldats. Toujours est-il que ces salauds tenaient bon. Leur général leur avait donné l'ordre de se faire tuer sur place en attendant l'arrivée des Prussiens. Curieuse façon de tromper le temps ! Les généraux ont toujours tendance à conseiller ce genre de distraction, car ordinairement ils sont hors d'atteinte sur un promontoire (il y a toujours des promontoires à chaque extrémité des champs de bataille afin de permettre aux généraux ennemis de jouer leur partie dans de bonnes conditions). C'est à cela que songeait le grognard Bérurier en rechargeant pour la nième fois son fusil. Un solide diable, ce Bérurier, dit Beau-Gosier, dit Joli-Coeur (il avait une moustache rousse), dit Pan-Pan-la-Tunique (car il visait toujours droit au cœur afin d'épargner le visage, selon les principes de son ancien chef le général Ney). Mais il commençait à en avoir sa claque des hécatombes en général et de celle de Waterloo en particulier.
Autour de lui, les copains hachés par les boulets mouraient à qui mieux mieux en criant : « Vive l'Empereur ! ».
En les voyant agoniser, Bérurier se disait qu'ils avaient une certaine santé, les frères, ce qui était vraiment une façon de penser !
Près de lui, le général Cambronne donnait du geste et de la voix pour exalter les survivants de la Vieille Garde !
— Feu ! Chargez !.. Joue !.. Feu !
« Il se répète », pensa le brave grognard en obtempérant néanmoins. Son regard croisa celui de Cambronne.
— M'est avis, mon général, murmura-t-il, que pour ce qui est de la victoire, on ferait mieux de lui laisser notre adresse et de rentrer chez nous, car ça n'est pas pour aujourd'hui !
— Tire donc, imbécile ! hurla Cambronne, tu ne vois donc pas qu'ils faiblissent !
— Ils faiblissent peut-être, niais c'est nous qui clabotons, riposta Bérurier, dit Beau-Gosier, dit Joli-Cœur, dit Pan-pan-la-Tunique en épaulant son fusil.
Il tira son coup et eut la modeste satisfaction de voir un Anglais de moins en face de lui.
— Il faut tenir ! cria Cambronne. Grouchy est en route, il va arriver. Ordre de l'Empereur : se faire tuer sur place en l'attendant !
— M'est avis qu'il ramasse des pâquerettes, Grouchy, mon général, ou alors il aura été pris dans un encombrement d'affûts.
— Le voilai cria Cambronne en montrant les ondulations d'une monstrueuse chenille bigarrée vers l'horizon.
Cette annonce redonna du cœur aux survivants. Les valides rechargèrent leurs fusils. Tous, à l'exception de Bérurier qui regardait de son œil aigu l'armée fondant dans leur direction. Au bout d'un moment, il tapota l'épaulette de Cambronne (l'ardeur des combats rend familier).
— Mon général, dit-il, je crois que vous n'avez pas le compas dans la jumelle. Ce ne sont pas des soldats français qui rappliquent !
— Que dis-tu, idiot ? tonna Cambronne qui avait son franc-parler.
Et il vissa le petit bout de sa lorgnette dans son orbite.
— Ces gars-là sont prussiens à vous dégoûter de la choucroute ! affirma péremptoirement Bérurier.
Cambronne dut se rendre à l'évidence. Il laissa retomber sa lorgnette avec accablement.
— Exact, soupira-t-il, ce n'est pas Grouchy…
— Alors ça va être plus cher, se lamenta le grognard[54].
Il y eut un instant d'hébétude dans la Vieille Garde. L'accablement, parfois, pétrifie les héros au plus fort de leur héroïsme.
— Mais tirez, N… de D… ! vociféra Cambronne (sans employer de pointillés).
Les salves recommencèrent. Les Anglais tiraient de plus en plus vite et les Prussiens se rapprochaient à toute allure. Alors Wellington prit un porte-voix.
— Messieurs les Français, rendez-vous ! exhorta-t-il.
— Il se fiche de nous ! gronda Cambronne. Mon porte-voix ! Où est passé mon porte-voix que je lui dise ma façon de penser !
C'était le grognard Bérurier qui venait de le lui subtiliser et qui, maladroitement, le cachait derrière son dos.
— Écoutez, mon général, bredouilla-t-il, on pourrait peut-être se rendre en effet.
— De quoi, misérable !
— Regardez : nous sommes à peine deux cents et nous allons tous y passer !
— Et le serment du Champ-de-Mars, alors ! tonna Cambronne[55].
— Je vous dis pas, mais la Vieille Garde est pratiquement anéantie, nous n'avons plus d'espoir ; la mort des derniers survivants que nous sommes ne servirait de rien, soyons justes ! Et il faut bien qu'il y ait des rescapés pour raconter l'événement à ceux de l'arrière !
Cambronne fut frappé par la justesse de l'argument.
— Soit, fit-il, tu as raison, rends-moi mon porte-voix.
Ravi, Bérurier s'empressa. Mais c'était un homme gauche ; dans le mouvement qu'il fit pourfendre au général son instrument de travail, il s'empêtra dans son fusil et sa baïonnette se planta dans les fesses de Cambronne, lequel poussa le « Merde » le plus retentissant de notre Histoire puisque les Anglais qui l'entendirent le considérèrent comme la réponse à leur question. Leur mitraille se remit à pleuvoir !
54
Certains historiens prétendent que Bérurier aurait dit en réalité « Ça doit être Blücher », ce qui est faux.
55
La cérémonie à laquelle Cambronne fait allusion eut lieu sur l'esplanade du Champ-de-Mars. Napoléon, de retour de l'île d'Elbe, fit prêter serment à ses soldats, style vaincre ou mourir !