— A table ! crie M'man en entrouvrant la porte.
En ce 29 avril 1827, il faisait à Alger un temps splendide. M. Deval le consul de France, acheva son repas de fort bon appétit.
— Vous êtes pressé, mon ami ? lui demanda son épouse.
— Oui, répondit-il. J'ai rendez-vous avec le Dey pour discuter de cette sotte histoire de blé. Il paraît qu'il n'est pas content.
— Hossein est un garçon impossible, fit Mme Deval.
— Pas Hossein : Hussein, rectifia le consul.
Posant sa serviette, il se leva et lança au domestique :
— Dites à Bérurier, mon secrétaire-traducteur, de se tenir prêt, nous partons dans cinq minutes !
Les deux hommes arrivèrent au palais du Dey une demi-heure plus tard. Bérurier aida son patron à descendre de calèche. C'était un type musculeux, un peu bouffi des joues et dont le ventre s'arrondissait depuis qu'il habitait Alger, car il buvait beaucoup de mascara.
Ils furent introduits dans la salle d'audience où Hussein les attendait, vautré dans ses coussins, en s'éventant de temps à autre pour chasser les mouches tenaces qui commençaient déjà à pulluler.
Ils fit signe à ses visiteurs de s'accroupir près de lui, et, tandis qu'on leur servait des infusions de feuilles de rose (boisson que Bérurier abominait), entra séance tenante dans le vif du sujet.
Il parla, avec une véhémence tout algérienne, de l'affaire désastreuse qu'avait été pour lui cet achat de blé.
Les intermédiaires le lui avaient mis dans le dey et il avait beau être arabe à ne plus en pouvoir, il n'aimait pas ça.
Bérurier, qui parlait pourtant fort convenablement la langue d'Hussein, avait du mal à suivre ses récriminations.
Il les traduisit de son mieux, en s'employant toutefois à en atténuer la vivacité. En effet, Son Excellence n'était pas un homme très patient. Deval écouta sans mot dire, réfléchit un instant et déclara :
— Dites à ce Raton[58] qu'on va essayer d'arranger ça au mieux des intérêts communs, mais recommandez-lui de gueuler moins fort, car j'ai les tympans fragiles.
C'est alors que Bérurier commit une erreur de traduction qui allait avoir par la suite de terribles conséquences. Après avoir tortillé la réponse en arabe, il dit :
— Son Excellence va faire le nécessaire pour vous donner satisfaction…
Le Dey eut un sourire soulagé et fit une courbette.
— Mais, poursuivit le consciencieux interprète, je vous prie de faire attention car elle prend la mouche facilement.
Le Dey regarda le consul et vit une mouche sur le faux-col-à-manger-des-rahat-loukoums de ce dernier.
Et Hussein crut que c'était à cette mouche-là que l'interprète faisait allusion. Gentiment, il voulut la chasser. Deval se dressa d'un bond.
— Espèce de sale Arbi ! cria-t-il, c'est la France que vous venez d'insulter en ma personne. Vous aurez bientôt de ses nouvelles ! Venez, Bérurier !
Et il se dirigea vers la porte d'un pas rageur avant que Bérurier n'ait eut le temps de traduire sa colère au Dey. La guerre d'Algérie venait de commencer !
Dix-septième Leçon :
LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE — L'ÉTAT FRANÇAIS — LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE — LA QUATRIÈME — LE TROISIÈME EMPIRE
Les Bérurier à un couscous ? Il n'y a qu'à Cinq colonnes à la Hune qu'on peut trouver l'équivalent dans le genre. Leurs chéchias de papier ont déteint, because la sueur à base de suc gastrique, qui leur dégouline sur le fronton. De larges traînées écarlates décorent leur visage constrictor qui font penser à la façade d'un cinoche de quartier. Ils baffrent méthodiquement, puissamment.
A les regarder, on comprend que la France a encore de la ressource et qu'elle ne finira pas comme ça. Le péril jeûne, c'est pas pour tout de suite, mes frères. Toutes les trois bouchées, ils éclusent un verre de rosé de province d'une succion pareille au bruit de la mer sur une plage de galets. Puis ils continuent leur chargement de becquetance, les yeux rivés sur la nourriture.
M'man et moi, on s'est arrêtés de manger pour regarder le spectacle tout à notre aise. Quand c'est trop beau, on ne peut rien faire d'autre qu'admirer.
— C'est bon, hein ? déglutit le Gros à sa baleine dans une espèce d'ardent spasme œsophagique.
— Mmmmoui ! grogne la belle, en ponctuant d'un rugissement de lionne prenant son fade avec Brutus.
Bientôt, Félicie et moi nous sommes obligés de faire la chaîne pour les ravitailler à la bonne cadence. M'man déverse dans leurs auges des louches et des louches de semoule, de légumes, de viande, tandis que son fils unique et préféré arrose le tout de piment. Ils sont violets, les ogres. Ils en deviennent presque noirs. Ce qui se passe dans leurs gésiers, c'est quelque chose comme l'année 93 en plus terrible encore ! Des gargouillis abominables en témoignent.
— Tu leur mets trop de piment ! m'avertit Félicie, craintive.
Le Gros marque un temps d'arrêt dont B.B. profite pour lui piquer une merguez dans son assiette.
— Comment ! éructe-t-il, c'est du piment, ça ?
— Que croyais-tu que ce soit, chipoteur ?
— Ben, du jus de tomate, répond-il en se remettant à pelleter dans son tas de semoule comme un terrassier payé aux pièces.
Y a de l'effroi dans le regard de M'man. Elle n'est pas accoutumée aux sensations violentes, Félicie. Dans son cœur noble, l'inquiétude souffle en tornade. Elle se dit que c'est pas possible, des humains pareils, qu'il y a mal-donne ; que ce couple va exploser.
Pourtant, sa grand-mère qu'était fermière élevait des gorets, d'après ce qu'elle m'a souvent raconté ; elle devrait se souvenir !
— Antoine ! balbutie-t-elle, effrayée.
Je la rassure. Les Béru ont toujours des tripes en chlorure de vinyle. Les acides les plus corrosifs ne peuvent rien contre elles. Au bout d'une heure, le rythme ralentit. Et puis le plat est vide et nous avons l'accalmie. Le Gros se soulève pour dégrafer le dernier bouton de sa braguette, les trois premiers ayant délibérément pris la décision de le quitter.
— Eh ben, ma vache, soupire-t-il, vous parlez d'une petite collation !
M'man lui demande s'il veut s'allonger, il la considère avec stupeur.
— Mais non, chère Madame, pourquoi-ce ?
Berthe ne peut rien dire. Elle s'est remplie jusqu'à la glotte et c'est pas le moment de la chahuter. Faut attendre les tassements de terrain.
Béru me désigne l'album abandonné sur les desserts.
— Avant le fromogogue, dit-il, tu devrais nous passer un petit documentaire, Mec. Juste sur la Troisième, manière de faire le coup du milieu.
J'accepte pour apaiser les affres de Félicie. Si je ne parlais pas, elle serait obligée d'amener le plateau de frometons et alors on irait droit à la catastrophe avec Berthy.
Je m'empare du livre.
— Cet ouvrage est fort bien fait, assuré-je, puisque sur une double page nous avons les 14 présidents de la Troisième au complet.
— Il y a eu quatorze présidents ? s'étonne le Gravos.
— Pas un de plus, pas un de moins ! La Troisième a duré soixante-dix ans, soit à peu près le règne de Louis XVI. Quatorze bonshommes se sont donc succédé, pendant ce laps de temps. Ici, Thiers !
— C'est Riquet à la houppe ! plaisante mon invité donneur.
— Montrez ! fait B.B.
On la présente à M. Thiers. Elle lui borborygme au visage, ce qui n'affecte pas pour autant le sourire discret de ce cher homme.
58
Expression amicale dont se servaient les premiers Français vivant en Algérie, mais qui allait se perdre par la suite.