— Après Poincaré, c'est Paul Deschanel, n'est-ce pas ? se hâte de demander Félicie.
— Exact, M'man. Mais il ne reste président que quelques mois, car il devient dingue et saute du train en marche. Ça se passe en pleine nuit. Il se relève indemne sur le ballast et va frapper, à poil, chez une garde-barrière en lui déclarant qu'il est le président de la République. C'est payant, non ?
Du coup, les deux monstres rient à gorge d'employé (Béru dixit).
On imagine de très haut chefs d'État actuels dans la même tenue et la même situation, c'est pour le coup que la S.N.C.F. n'aurait pas de mal à recruter ce corps d'élite qu'est celui des gardes-barrières. Faites un peu marcher votre petit ciné personnel et vous verrez comme c'est réjouissant.
— Tu n'as pas causé sur la guerre elle-même, remarque le Gravos, lorsque l'hilarité s'est un peu calmée.
— Ce serait trop long, et j'ai horreur de parler de guerre, c'est du parti pris chez moi. Si tous les hommes éprouvaient la même réticence, eh bien, ma foi, ils finiraient par oublier qu'elle existe. Et lorsque tout le monde a oublié qu'une chose existe, elle n'existe plus, tu comprends ?
« Mais si tu tiens à te documenter là-dessus, c'est facile. Il y a encore, dans les bistrots de chez nous, des anciens combattants dont on bricole par vice les pensions, histoire de les taquiner avant qu'ils disparaissent, et qui ne demandent pas mieux que de se souvenir, tout haut, une dernière fois. Tu les reconnaîtras aisément, Béru. Ils ont des cheveux blancs, des décorations, très souvent des bérets, et, sous ces bérets, des figures de brave homme comme on n'en fait plus. T'as qu'à t'asseoir à côté d'eux. Tu fais apporter du vin rouge et tu prononces un mot magique, il y en a plusieurs. Tu dis « Verdun », ou bien « La Marne » ou « Foch », ou « Chemin des Dames » et ça part tout seul. L'Histoire qu'ils ont faite avec leur viande, ils sont encore quelques-uns pour la raconter. Seulement, faut se dégrouiller de les interviewer, Fils, parce qu'il commence à se faire tard pour eux. Tous les jours, on les déménage, les poilus. On les emmène faire du blé avec leur gueule cassée. C'est temps qu'ils s'en aillent de ce monde transformé, dans le fond. Verdun, ça n'impressionne plus personne. Un vieux héros, ça n'existe pas. L'humanité se divise en deux groupes seulement : les jeunes gens et les vieux c… ! Le signe de notre époque, c'est que les vieux c… sont de plus en plus jeunes. Ce sont les jeunes gens qui sont victimes de cet état de choses : ils partent au régiment yéyés et ils en reviennent vieux c… Si ça continue, la jeunesse, elle n'aura lieu que dans le sein de Maman. Tu naîtras vieux c… Et alors la boucle sera bouclée et la vie pourra se réorganiser à l'amiable entre vieux c… de bonne compagnie. »
Je soupire.
— Allez, M'man ; amène-nous le frotebock.
Elle s'empresse, la Chérie. Un peu attristée par ma soudaine mélancolie.
— T'es pas joyce quand tu t'y mets, reproche l'Enflure.
— Et après Déschanel ? coupe sa Morue.
— Millerand, belle amie. Il fut président de 1920 à 1924 et dut se démettre devant l'opposition du Cartel des gauches. M. Gaston Doumergue, dit Gastounet, dit Doudou, lui succéda. Un bien brave homme, méridional, affable, posé, gentil. Un jour qu'il se baladait en vacances il passa devant une caserne et s'arrêtant devant le factionnaire qui cassait la croûte lui demanda :
— Tu ne me reconnais pas ?
— Ça me dit quelque chose, fit la sentinelle, vous seriez pas le préfet ?
— Je suis plus que ça !
— Le député ?
— Plus que ça !
— Le ministre ?
— Encore plus que ça !
Le soldat s'arrêta de mastiquer, dévisagea attentivement le président et s'écria :
— Mais vous êtes Gastounet ! Tenez-moi mon casse-croûte que je vous présente les armes[59].
Rires indulgents des Béruriers.
— Lorsqu'il eut achevé son septennat, poursuis-je, on gratta le GUE de Doumergue sur les papiers à en-tête et par mesure d'économie, on se hâta s'élire Paul Doumer. Voyez l'homme. Il est décoratif. Sa notice biographique précise qu'il était administrateur. Il a effectivement une tête d'administrateur, il l'a même au point qu'un agité russe nommé Gorguloff lui administre des coups de revolver. Il meurt à l'hôpital Beaujon afin de laisser sa place à Albert Lebrun, quatorzième et dernier président de cette troisième République dont tous les Français, qu'ils soient de gauche ou de droite, et qu'ils le veuillent ou non, se souviendront toujours avec une infinie nostalgie.
— Ah ! Lebrun ! soupire B.B. ; c'est toute ma petite enfance… On avait sa photo sur almanach Vermot de notre famille. Montrez ? Mais oui, comme c'est bien lui.
— C'EST LUI ! tranché-je. Du maintien, n'est-ce pas ? Pas poseur, mais sachant poser. Pas énergique, mais sachant déclarer la guerre à l'Allemagne quand on le lui demande poliment. Vous n'avez qu'à signer là et là et encore là, qu'il lui a dit, Daladier. Et si vous ne savez pas écrire, faites des croix, pour une déclaration de guerre, c'est tout indiqué. Il sut également partir sur la pointe des pieds, en 40, lorsqu'à Bordeaux il laissa sa place au maréchal Pétain par suite de « cessation de fonctions ». Il n'avait pas achevé son second septennat, mais la France n'avait plus besoin de président de la République, pour la raison bien simple qu'il n'y avait plus de République.
Un silence lourd de méditation. Le Gros évoque. Maintenant, l'Histoire continue dans ses souvenirs. Il n'est plus question de lui faire de cours, car il vient de monter en marche dans le Train France…
— La drôle de guerre, je m'en souviens comme si c'était hier… Les soldats jouaient au fote-balle en attendant que le patacaisse se déclenche. On pensait que la paix serait signée avant qu'on se soye battus…
— Bédame, renchérit la baleine, on avait la ligne Maginot, on se sentait à l'abri derrière…
— Seulement, la ligne Maginot n'allait pas jusqu'à la mer du Nord et c'est regrettable. A quoi sert un mur de trois mètres hérissé de barbelés s'il ne fait pas le tour de la propriété ?
— Le 10 mai, ces vaches-là sont passées par Sedan, murmure Béru. On a vite pigé qu'on n'était pas de taille à se le payer, l'Hitler. Les troupes anglaises ont pris la tangente vers la Manche et le roi des Belges a capitonné. C'était Paul Reynaud le président du Conseil à ce moment-là, j'me rappelle. Il a appelé De Gaulle et Pétain dans son gouvernement. Poilant quand on regarde par l'aut'bout de la lorgnette, hein ? Ç'à été le sauve-qui-peut sur Bordeaux, via Tours. Là-bas, ces messieurs du gouvernement se sont chamaillés pour savoir s'il fallait gerber en Afrique du Nord ou dire à Hitler qu'on l'aimait bien. De Gaulle voulait qu'on organisasse le réduit breton, vrai ou faux ?
Je siffle, admiratif :
— Mais dis-moi, Belle Pomme, t'es calé dans ta partie !
— Le réduit breton, ricane l'Obèse, tu parles d'un massacre que ça aurait donné ! La Garde meurt mais ne se rend pas, tu mords le ciné, San-A. ? Dans le fond, tout s'est bien arrangé. Pétain est resté, De Gaulle est parti : on a joué sur les deux tableaux. Herriot, farouche républicain, a vite fait voter la remise des pouvoirs au maréchal Nouvoilà. La carotte Vichy était cuite, a remplacé le coq gaulois vachement déplumé. Et nous, on a pu bouffer le rutabaga peinardement : on avait touché deux sauveurs à la fois : un pour la maison, l'autre pour l'exportation. C'était de la chance dans notre malheur, en somme. Tu te souviens, la Bé-bé-cé ?
Il se pince le nez et imite le brouillage des ondes anglaises.
— Ici Londres, les Français causent z'aux Français, récite-t-il… Ah ! c'est déjà loin, tout ça ! Ça fait partie d'un autre monde…
59
Tout compte fait, je ne suis pas tellement certain que cette histoire soit arrivée à Doumergue.