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— Laisse tomber, conseillé-je. Cette Histoire-là, on s'est contentés de la vivre ; plus tard nos descendants la mettront en bouteille, mais en attendant faut qu'elle repose.

Félicie revient avec un plateau de fromage miraculeux qui font se pâmer Berthe. Elle a récupéré son second souffle, la Baleine, la voici prête à livrer le bon combat final. Elle dit qu'elle va prendre mie virgule de chaque fromage exposé. Elle a pas le sens de la ponctuation, parce que ces virgules-là ne tiendraient pas sur l'écran du journal lumineux !

— Pendant l'Occupation, si on aurait vu un pareil plateau on serait devenu maboul, affirme Sa Majesté.

II se sert, à savoir qu'il ramasse à peu près tout ce que n'a pas pris Berthe, à l'exception d'un morceau de camembert point encore parvenu à l'âge mûr.

— Tu te rappelles, la Libération ? Le Grand qui descendait les Champs-Élysées entre le Troquer et Georges Bidault… On pensait ni aux ballets roses ni à l'O.A.S. à c't'époque… Président du Gouvernement Provisoire, qu'il a été, le Général.

— Jusqu'en 46, complété-je…

Le couple bâfre. Ça redevient du spectacle en Vistavision. Alexandre-Benoît mastiquant du fromage, ça appartient au domaine des choses pénibles.

— Après lui, qui y a eu, déjà ? s'inquiète-t-il en avalant un godet de clos-vougeot pour se défromager les muqueuses.

— Gouin !

— Ah oui : le scandale du pain. Le pain Gouin, ça me dit quelque chose…

— Le scandale des vins, rectifié-je, toujours soucieux d'exactitude. La France quittait les bras d'un chevalier Bavard pour ceux d'un tout autre chevalier. Après lui, il y a eu Bidault, puis Blum. Enfin la Quatrième République fut proclamée et M. Vincent Auriol renoua avec le passé. Tout le monde a encore dans l'œil (si j'ose dire à son propos) sa physionomie avenante et dans l'oreille son accent qui ressemble à un sac de noix vidé dans un escalier. Avec son successeur, le cher, le furtif, l'effarouchable président Coty, il a liquidé une époque qui fut belle, mais qui n'en était pas moins périmée. Ces deux messieurs furent les croque-morts de la Quatrième.

« Avec leur habit noir, leur grand cordon et leur râtelier, ils conduisirent le deuil à l'enterrement de celle que Maurras avait baptisée « la femme sans tête ».

« Tout fut pratiquement consommé en 1958, date à laquelle le général Bugeaud perdit l'Algérie à titre posthume. La France, qui avait seulement besoin de changer de slip, fit les choses en grand et changea également de constitution pendant qu'elle y était. Faut dire que la pauvrette n'a jamais été d'une constitution très robuste, mais après tout c'est presque un signe de longévité.

« Et maintenant, mes amis, le bonheur et la prospérité sont redevenus bien nationaux. Les Français dominent à nouveau le monde comme sous Louis XIV, comme sous Napoléon Ier. Ils mettent la poule au pot tous les jours et la poule au lit le samedi soir (quand ils ne sont pas trop fatigués). Ils passent leurs vacances aux Canaries. Ils envoient des petites souris en fusée à des deux cents mètres de haut ! Ils ont du pétrole à revendre ! Ils se forgent une force de frappe si terrible que le reste de l'univers claque des dents et qu'ils peuvent enfin convertir leurs colonels en instituteurs. Ils tiennent la Principauté de Monaco sous leur coupe. Ils ont droit à deux monnaies (l'une en anciens francs et l'autre en nouveaux — ce qui fait plus cossu — et qui s'expriment sur les mêmes billets !). Quand ils s'ennuient, ou que la qualité des films baisse dans les salles d'exclusivité, on leur fait venir les derniers rois régnants sur les Champs-Élysées ; une France avec la reine d'Angleterre sur l'évier, n'était-ce pas le rêve secret de chacun ? On leur fait approuver toutes les grandes décisions. Ah ! il est loin le temps où l'on faisait des cocottes avec des bulletins de vote ! Les impôts diminuent et la vie baisse (chez les économiquement faibles surtout). Ils ont tous leur bagnole pour ficher le camp après le boulot et la télé pour pouvoir suivre les discussions contradictoires. Bref, c'est la belle vie dorée sur tranche de pain sec. La voici enfin appliquée à la lettre, la fameuse devise : Un pour tous, tous pour un. Nous vivons bel et bien tous pour un, désormais. Tous pour UN, pardon ; et même tous pour HUN. »

Bérurier me gratine d'un sourire fromagesque et dit en tartinant du chambourcy onctueux comme une visite de M'sieur le curé :

— Te frappe pas, Mec. Tant qu'on aura du fromage pareil, la vie restera convenable.

Berthe grogne son approbation et M'man bat des cils. Mais qu'est-ce qu'ils ont donc, tous ? Y'a donc plus moyen d'avoir de l'idéal non estampillé ? Unanimes et extasiés qu'ils sont ! C'est la grand-messe, quoi ! Une sorte d'élévation qui dure, qui dure et qui n'en finit pas !

« La Patrie, c'est où on se sent bien », a dit Aristophane. Pourquoi donc ressens-je l'impression pénible de ne plus être tout à fait chez moi ? J'aimerais bien, pourtant, prendre mon panard avec les autres. Ça doit être rudement jouissif, ce grand orgasme collectif, cette fabuleuse partouzette gauloise. En attendant je chemine seul, tout seul avec Sartre dans une main et Céline dans l'autre à la recherche de je ne sais quelle acceptation de la vie et, qui sait ! Peut-être aussi de la mort !

— A quoi que tu rêves ? mastique Béru.

Et comme je tarde à répondre, il me morigène :

— Tu gamberges trop, c'est ça ton vice, San-A. ! La vie, faut jamais se la compliquer, au contraire. Ce qui compte ici-bas, c'est l'équilibre. Après la guerre minable qu'on a eue, les Français en ont classe des grands problèmes. Ils s'en branlent qu'on aille dans la lune ou pas (Charpini mis à part). Ce qui les passionne, c'est pas le Cosmos ni les sous-marins anatomiques, c'est le catch et Intervilles, un point c'est tout ! Ce qu'ils demandent, c'est de ne plus se turlupiner et du moment qu'ils ont trouvé l'homme qui remplace le beurre, ils en profitent pour se mettre en congé, c'est logique et pas plus con qu'autre chose.

Il parle d'or, mon Bérurier. C'est pourtant vrai que la France est en vacances maintenant. En vacances à « La Boisserie ». Le voilà enfin éclairci, mon mystère. La voilà donc expliquée, leur sacrée béatitude. Je suis triste parce que j'ai toujours été triste en vacances, simplement. Peut-être que c'est glandulaire, non ?

— Bravo, Gros, t'as mis le doigt dessus, déclaré-je. Tu as raison : tout est question d'équilibre, d'harmonie. Un peuple fatigué avait envie qu'on le gouverne et il a trouvé un homme qui aime le gouverner ! Faudra que je fasse brûler trois douzaines de cierges, j'avais pas encore pigé. C'est miraculeux. Tiens, dans le « Who's who » ce Bottin mondain, on peut lire dans l'article biographique consacré à Madame de Gaulle qu'elle a pour violon d'Ingres les fleurs et la musique ! Harmonie ! La première dame de France (à gauche en montant le perron) est servie. Car enfin, avec tous les bouquets qu'on lui offre, et toutes les Marseillaise qu'on lui joue, si elle ne trouve pas le moyen de l'accorder, son violon d'Ingres, c'est à désespérer de tout, même de la République.

Harmonie ! Équilibre ! Chacun reçoit un jour ce qu'il attend…

Il suffit d'attendre.

POSTFACE

EN GUISE DE VOLTE-FACE

Le café expédié, nous prenons l'air dans le jardin, le Gros et moi, tandis que « ces dames » desservent la table. Assis côte à côte sur un banc, nous contemplons le ciel de nuit où tremblotent de rares et fragiles étoiles.

— San-A., appelle mon copain, je te remercie pour tes leçons d'Histoire. Je me sens un peu triste maintenant qu'on a fini…

Je pose la main sur sa belle nuque noueuse, dont le diamètre est celui d'un peuplier adulte.

— Moi aussi, Gros, je me sens tout chose. Ça n'a pas été désagréable, tu sais, cette révision. Oh ! bien sûr, elle a été très incomplète. Je ne t'ai pas cité le dixième des grands noms de l'Histoire et pas le tiers des faits importants. Je ne t'ai pas parlé de Bayard, ni de Pasteur, ni de Clemenceau, par exemple… On a laissé de côté la conquête du Tonkin, l'Entente cordiale et nombre de grands événements, n'importe… Tu as eu droit à l'essentiel pour ce Tour de France échevelé. Je t'ai donné la liste des principaux engagés et les numéros des dossards. Tu sais qui a gagné chaque étape et qui l'a perdue. Et maintenant il faut que je te dise une chose, Béru : ces deux mille ans évoqués ne représentent rien dans l'histoire de l'humanité.