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Une fois certaine qu’il n’y avait personne en vue, miss Perspicacia Tique, enseignante et chasseuse de têtes de sorcière, remonta la berge à plat ventre avant de filer à toute allure dans les bois juste au moment où le soleil se levait. Elle avait laissé dans un terrier de blaireau un sac contenant une robe propre et quelques sous-vêtements de rechange, ainsi qu’une boîte d’allumettes (elle ne gardait jamais d’allumettes dans sa poche quand elle courait le risque de se faire capturer, des fois que ça donnerait des idées aux gens).

Bah, se dit-elle en se séchant devant un feu, ça aurait pu être pire. Dieux merci, il restait encore des villageois qui savaient lire, sinon elle aurait été dans de beaux draps. Elle avait peut-être eu une bonne idée de faire imprimer le livre en gros caractères.

C’était en réalité miss Tique qui avait écrit La Chasse aux sorcières pour les nuls, et elle veillait à ce que des exemplaires pénètrent dans les secteurs où les habitants croyaient encore qu’il fallait brûler ou noyer les sorcières.

Comme la seule sorcière susceptible de passer ces temps-ci était miss Tique elle-même, ça voulait dire que, si la visite tournait mal, elle aurait droit à une bonne nuit de sommeil et un repas correct avant d’être jetée à l’eau. L’eau ne posait aucun problème à miss Tique, qui avait fréquenté le collège de jeunes filles de Quirm, où les élèves devaient prendre un bain glacé tous les matins pour se tremper le caractère. Et le nœud de gabier n°1 était très facile à défaire avec les dents, même sous l’eau.

Ah oui, songea-t-elle alors qu’elle vidait ses souliers, elle avait par-dessus le marché récupéré deux pièces de six sous en argent. Franchement, les habitants de Courbachien devenaient des crétins finis. Voilà ce qui arrivait quand on se débarrassait de ses sorcières, tiens. Une sorcière, c’était seulement une petite futée qui en savait un peu plus long que le commun des mortels. Voilà ce qu’il fallait entendre par cette appellation. Et certains n’aimaient pas ceux qui en savaient plus long qu’eux, aussi les professeurs itinérants et les bibliothécaires ambulants passaient-ils ces temps-ci au large du village.

Du train où ça allait, si les habitants de Courbachien voulaient jeter des cailloux sur tous ceux qui en savaient plus long qu’eux, il leur faudrait bientôt lapider les cochons.

Le village ne valait rien. Y vivait hélas une fillette de huit ans à l’avenir très prometteur, et miss Tique passait de temps en temps pour garder l’œil sur elle. Pas en tant que sorcière, bien entendu, car elle avait beau apprécier un bain froid le matin, il ne fallait pas abuser des bonnes choses. Elle se déguisait en humble marchande de pommes ou en diseuse de bonne aventure. (Les sorcières évitent de dire la bonne aventure parce qu’elles seraient alors trop fortes à ce jeu-là. On ne tient pas vraiment à savoir ce qui va réellement se passer, seulement que ce sera agréable. Mais les sorcières n’ajoutent pas de sucre.)

Malheureusement, le ressort du chapeau furtif de miss Tique avait flanché pendant qu’elle descendait la rue principale, et la pointe s’était soudain dressée. Même elle n’avait pas pu se sortir de ce pétrin-là par le boniment. Ah, bah, il allait désormais lui falloir trouver d’autres solutions. Rechercher les sorcières était toujours risqué. Mais il fallait le faire. Une sorcière qui grandissait toute seule était une enfant triste et dangereuse…

Elle s’arrêta et fixa le feu. Pourquoi venait-elle de penser à Tiphaine Patraque ? Pourquoi maintenant ?

A gestes vifs, elle vida ses poches et commença un fourbi.

Les fourbis, ça marchait. C’était à peu près tout ce qu’on en pouvait dire sans se tromper. On les confectionnait avec un peu de ficelle, deux baguettes et tout ce qu’on avait sur le moment en poche. C’était l’équivalent pour une sorcière de ces couteaux à quinze lames, trois tournevis, une loupe miniature et un bidule pour extraire le cérumen des poulets.

Difficile d’expliquer précisément leur fonction, mais miss Tique voyait en eux un moyen pour une sorcière de retrouver ce que des recoins cachés de son esprit savaient inconsciemment. Il fallait à chaque fois réaliser un fourbi à partir de zéro, et toujours avec des bricoles qu’on avait en poche. Mais il n’y avait pas de mal à garder en poche des babioles intéressantes, juste au cas où.

Moins d’une minute plus tard, miss Tique avait assemblé un fourbi à partir de :

Une règle de trente centimètres.

Un lacet de chaussure.

Un bout de ficelle usagé.

Un peu de coton noir.

Un crayon.

Un taille-crayon.

Un petit caillou percé d’un trou.

Une boîte d’allumettes renfermant un ver de farine du nom de Roger et un bout de pain pour qu’il ait à manger parce que tout fourbi doit contenir un élément vivant.

À peu près un demi-sachet de Pastilles lubrifiantes pour la gorge de Madame Puror.

Un bouton.

Ça ressemblait à un berceau du chat, ou peut-être aux ficelles emmêlées d’une marionnette très étrange.

Miss Tique regarda fixement son fourbi et attendit qu’il lise en elle. La règle pivota alors, les pastilles pour la gorge explosèrent en un petit nuage de poussière rouge, le crayon fusa pour aller se planter dans le chapeau de la sorcière, et la règle se couvrit de givre.

Une telle réaction n’était pas prévue.

Mademoiselle Trahison, assise immobile au rez-de-chaussée de sa chaumière, observait Tiphaine qui dormait dans la chambre basse de plafond au-dessus d’elle. Elle faisait appel en la circonstance à une souris qui se tenait sur le châlit en laiton terni. Au-delà des fenêtres grises (mademoiselle Trahison ne s’embêtait plus à faire les carreaux depuis cinquante-trois ans et Tiphaine n’était pas arrivée à enlever toute la crasse), le vent hurlait dans les arbres quand bien même c’était le milieu de l’après-midi.

Il la cherche, songea-t-elle en donnant à manger un vieux bout de fromage à une autre souris sur ses genoux. Mais il ne la trouvera pas. Elle est ici à l’abri.

Puis la souris leva les yeux de son fromage. Elle avait entendu quelque chose.

« Je vos l’ai dit ! Elle est ichi quaet part, les gars !

— Je vwas pwint pourkwa on peut pwint parleu à la michante sorcieure. On se compraene bieu aveu les michantes sorcieures.

— Pit-aete, mais c’eut une rrrudmaet monvaese michante sorcieure. On dit qu’elle a un dinmon aefrouyant dans sa raeserve de loques. »

Mademoiselle Trahison parut déroutée. « Eux ? » murmura-t-elle tout bas. Les voix venaient de sous le plancher. Elle envoya la souris, qui cavala sur les lattes et disparut dans un trou.

« Je veux pwint vos contrarieu, mais on est en ce moumaet dans une raeserve et elle est pline de loques. »

Quelques instants plus tard, une voix demanda : « Où il est, alors ?

— Pit-aete qu’il a pris son jou de conjeu ?

— Pourkwa un dinmon aurwat beswin d’un jou de conjeu ?

— Pour alleu vwar sa viaele man et son vieux pa, pit-aete ?

— Oh, win ? Les dinmons ont des mans, hin ?

— Miyards ! Vos alleuz vos araeteu de vos chamayeu ! Elle pourwat nos aetaene !

— Non, elle est aveugue comme une cacat-soris et sorde comme un pot, il paraet. »

Les souris ont l’ouïe très fine. Mademoiselle Trahison se permit un sourire quand le rongeur diligent sortit la tête au bas du mur de pierre brute dans la réserve. Elle regarda par ses yeux. Les souris voient aussi très bien dans l’obscurité.

Un groupe de petits hommes se déplaçait à pas de loup. Ils avaient la peau bleue, couverte de tatouages et de saleté. Ils portaient tous des kilts crasseux et une épée aussi grande qu’eux attachée dans le dos. Ils avaient aussi les cheveux roux, d’un vrai roux orangé, mal coiffés en nattes crottées. L’un d’eux était affublé d’un crâne de lapin en guise de casque. Un casque qui aurait inspiré davantage d’effroi s’il avait cessé de lui tomber sur les yeux.