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— Pourquoi es-tu entrée dans la danse ? demanda mademoiselle Trahison.

— Euh… Il y avait une place, et…

— Oui. Une place. Une place qui n’était pas prévue pour toi. Pas pour toi, petite idiote. Tu as dansé avec lui, et il tient maintenant à rencontrer une fille aussi téméraire. Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille ! Je veux que tu ailles me chercher le troisième livre à partir de la droite sur la deuxième étagère à partir du haut de ma bibliothèque. » Elle tendit à Tiphaine une lourde clé noire. « Tu penses pouvoir y arriver ? »

Les sorcières n’ont pas besoin de flanquer des gifles aux imbéciles, pas quand elles disposent d’une langue acérée toujours en alerte.

Mademoiselle Trahison avait aussi plusieurs rayonnages de livres, ce qui n’était pas courant pour une sorcière parmi les plus âgées. Rangés en hauteur, les ouvrages avaient l’air gros et lourds, et la vieille femme avait jusqu’à présent interdit à Tiphaine de les épousseter, à plus forte raison d’ouvrir les gros bandages de fer noir qui les arrimaient aux étagères. Les visiteurs qui entraient ici leur jetaient toujours un regard nerveux. Les livres étaient dangereux.

Tiphaine ouvrit les bandages et essuya la poussière. Ah… les livres, à l’instar de mademoiselle Trahison, étaient davantage que ce qu’ils paraissaient. Ils avaient l’air d’ouvrages de magie, mais ils portaient des titres comme L’Encyclopédie de la soupe. Il y avait un dictionnaire. A côté, le livre que réclamait mademoiselle Trahison disparaissait sous les toiles d’araignée.

Encore rouge de honte et de colère, elle descendit l’ouvrage en se démenant pour le débarrasser des toiles d’araignée. Certaines lâchèrent des pling ! en se cassant, et de la poussière tomba du haut des pages. Quand elle l’ouvrit, il dégagea une odeur de vieillesse et de parchemin, comme mademoiselle Trahison. Le titre, en lettres d’or presque effacées, en était : Mythologie ancienne et classique de Commelautre. Il débordait de marque-pages.

« Pages dix-huit et dix-neuf », lança mademoiselle Trahison sans bouger la tête. Tiphaine feuilleta le livre jusqu’aux pages demandées.

« La dasne des snaisos ? déchiffra-t-elle. Je dois lire la « danse des saisons » ?

— Malheureusement, l’illustrateur Don Weizen de Yoyo, dont c’était le célèbre chef-d’œuvre, ne jouissait pas du même talent pour les lettres que pour la peinture, dit mademoiselle Trahison. Elles l’inquiétaient, pour une quelconque raison. Je remarque que tu mentionnes les lettres avant les images. Tu es une enfant qui aime la lecture. »

Les illustrations étaient… originales. On y voyait deux silhouettes. Tiphaine n’avait jamais vu de vêtements de luxe. L’argent manquait chez elle pour ces choses-là. Mais elle avait lu sur le sujet, et c’était à peu près ce qu’elle avait imaginé.

La page montrait un homme et une femme – du moins ce qui ressemblait à un homme et une femme. Étiquetée « Été », la femme était grande, blonde, belle et, par conséquent, aux yeux de la gamine petite et brune, l’objet d’une méfiance immédiate. Elle portait ce qui ressemblait à un grand panier en forme de coquillage ou de corne, rempli de fruits.

L’homme, « Hiver », était vieux, voûté, grisonnant. Des glaçons scintillaient sur sa barbe.

« Ah, c’eut de cha qu’a l’air l’iverieu, seurmaet, dit Rob Deschamps en se déplaçant nonchalamment sur la page. C’eut le vieux bonhomme Iver.

— Lui ? fit Tiphaine. C’est ça, l’hiverrier ? On lui donnerait cent ans !

— Un jeunot, hein ? répliqua méchamment mademoiselle Trahison.

— Le laesseuz pwint vos aebracheu, ou vot neuz va daevni bleu et tombeu ! lança joyeusement Guiton Simpleut.

— Guiton Simpleut, je vous interdis de dire des choses pareilles ! s’offusqua Tiphaine.

— Je volwas seulmaet aegayeu l’ambiance, répondit Guiton d’un air penaud.

— C’est une vision d’artiste, évidemment, dit mademoiselle Trahison.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? » demanda Tiphaine sans quitter l’image des yeux. Ça ne collait pas. Elle le savait. Il ne ressemblait pas du tout à ça…

« Cha veut dire qu’il l’a indvinteu, expliqua Guillou Gromenton. Il a seurmaet pwint pu le vwar, non, hin ? Paersone l’a vu, l’iverieu.

— Pour le moumaet ! ajouta Guiton Simpleut.

— Guiton ! lança Rob Deschamps en se tournant vers son frère, vos vos rapeleuz ce que j’ai dit su les raemarques daeplacheus ?

— Win, Rob, je me rapaele, répondit docilement Guiton.

— Ce que vos veneuz de dire, c’en est une. »

Guiton baissa le nez. « Pardon, Rob. »

Tiphaine serra les poings. « Je ne voulais pas que tout ça se produise ! »

Mademoiselle Trahison tourna sa chaise et ôta son bandage gris d’un geste solennel.

« Tu voulais quoi, alors ? Tu vas me le dire ? Est-ce que tu as dansé parce que ta jeunesse te poussait à désobéir à la vieillesse ? Vouloir, c’est réfléchir. Est-ce que tu as réfléchi même un peu ? D’autres sont entrés dans la danse avant aujourd’hui. Des enfants, des ivrognes, des jeunes suite à un pari stupide… Rien n’est arrivé. Les danses du printemps et de l’automne sont… juste une tradition ancienne, pour la plupart des gens. Un moyen de marquer le moment où la glace et le feu échangent leur domination sur le monde. Certaines d’entre nous ne s’estiment pas dupes. On pense que quelque chose se produit. Pour toi, la danse est devenue réelle, et quelque chose s’est effectivement produit. Et maintenant l’hiverrier te recherche.

— Pourquoi ? réussit à articuler Tiphaine.

— Je n’en sais rien. Quand tu dansais, tu n’as rien vu ? Rien entendu ? »

Comment décrire l’impression d’être tout et partout ? se demanda Tiphaine. Elle n’essaya même pas.

« Je… J’ai cru entendre une voix, ou peut-être deux, marmonna-t-elle. Euh… elles m’ont demandé qui j’étais.

— In-té-res-sant, fit mademoiselle Trahison. Deux voix ? Je vais réfléchir aux implications. Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est comment il t’a trouvée. Je vais réfléchir aussi à ça. En attendant, je pense que ce serait une bonne idée de passer des vêtements chauds.

— Win, dit Rob Deschamps, l’iverieu aedure pwint la caleur. Oh, je vais butot oublieu ma tchaete ! On vos aporte une ch’tite laete de l’arbe creux dans la foraet. Douneuz-la à la ch’tite michante sorcieure jaeyante, Guiton. On l’a ramasseu au passage.

— Une lettre ? fit Tiphaine alors que le métier claquait derrière elle et que Guiton Simpleut commençait à sortir de son spog une enveloppe crasseuse roulée.

— Elle vient du ch’tit tas d’aestrons qui vit au château au paeis, poursuivit Rob tandis que son frère tirait sur l’enveloppe. Il dit qu’il va bieu, et il espaere que vos aussi, et il ataene aveu impachiaesse vot rtour au paeis, et il raconte des tas d’otes afaeres… coumaet vont les bedots, tout cha, pwint bieu intaeressant, pour mi, et il a aecrit F.A.U.B.A. en bas de la paje, mais on a pwint encore compris ce que cha veut dire.

— Vous avez lu ma lettre ? demanda Tiphaine d’un ton horrifié.

— Oh win, répondit Rob avec fierté. Pwint de problaeme. Guillou Gromenton m’a douneu des tuyaux pour certains mots fin longs, mais c’eut surtout mi qu’ai lu, win. » Sa figure s’épanouit en un grand sourire, qui s’étiola au vu de la tête que faisait Tiphaine. « Ah, je vwas, vos aetes un tout ch’tit peu facheu pasqu’on a ouvri vot aevlope, expliqua-t-il. Mais cha va, on l’a arcoleu aveu de la limace. On se douterwat minme pwint qu’on l’a lue. »

Il toussa parce que Tiphaine continuait de le fixer d’un regard mauvais. Toutes les femmes donnaient un peu la frousse aux Feegle, et les sorcières étaient les pires. Finalement, lorsqu’il fut vraiment nerveux, Tiphaine demanda : « Comment est-ce que vous saviez où serait la lettre ? »