Elle jeta un regard en coin à Guiton Simpleut. Il mâchait le bord de son kilt. Il faisait ça seulement quand il avait peur.
« Euh… vos accepteuz une ch’tite mintirie ? tenta Rob.
— Non !
— Elle est intaeressante. Y a des dragons et des licornes…
— Non. Je veux la vérité !
— Ah. C’eut taelemaet rasant. On va au château du baron et on lit les laetes que vos lui envoyeuz, et vos aveuz dit que le facteur sait qu’il dwat laesseu les laetes pour vos dans l’arbe creux proche de la cascade », expliqua Rob.
Si l’hiverrier était entré dans la chaumière, l’atmosphère n’aurait pas été plus glaciale.
« Les laetes de vos, il les garde dans une bwate sous son…» voulut ajouter Rob, qui ferma les yeux quand la patience de Tiphaine céda avec un claquement encore plus sonore que les étranges toiles d’araignée de mademoiselle Trahison.
« Vous ne savez pas que c’est mal de lire les lettres d’autrui ? demanda-t-elle.
— Euh…, fit Rob Deschamps.
— Et vous êtes entrés par effraction dans le château du bar…
— Ah, ah, ah, non, non, non ! se récria Rob en sautant sur place. Vos poveuz pwint nos maete cha su le dos ! On est entreus tranquilmaet par une des ch’tites fintes pour tireu les flaeches…
— Et ensuite vous avez lu mes lettres personnelles envoyées personnellement à Roland ? Elles étaient personnelles !
— Oh, win. Mais vos tracasseuz donc pwint, on racontera à paersone ce qu’elles disaient.
— Jamaes on a raconteu aux jaes ce qu’y a dans vot journal, apreus tout, ajouta Guiton Simpleut. Minme les passajes aveu les fleurs que vos aveuz daessineu alaetour. »
Mademoiselle Trahison sourit toute seule dans mon dos, songeait Tiphaine. Je le sais. Mais elle avait épuisé sa réserve de voix méchante. C’était courant après avoir parlé longtemps aux Feegle.
Tu as été leur kelda, lui rappela son second degré. Ils croient avoir le devoir sacré de te protéger. Ce que tu penses ne compte pas. Ils vont te rendre la vie trèèès difficile.
« Ne lisez pas mes lettres, dit-elle, ni mon journal non plus.
— D’accord, fit Rob Deschamps.
— Promis ?
— Oh, win.
— Mais vous l’avez déjà promis la dernière fois !
— Oh, win.
— Croix de bois, croix de fer ?
— Oh, win, nae problemo.
— Et c’est la promesse d’un Feegle indigne de confiance, menteur et voleur, c’est ça ? intervint mademoiselle Trahison. Pasquae vos crwayeuz que vos aetes daeja morts, hein ? C’eut ce que vos crwayeuz tous, pwint vrai ?
— Oh win, maetesse, dit Rob Deschamps. Merci de me le faere raemarqueu.
— De faet, Rob Deschamps, vos aveuz pwint l’intention de taeni la mwindre proumaesse !
— Win, maetesse, reconnut fièrement Rob. Pwint de ch’tites proumaesses de rieu comme cha. Pasquae, vos vwayeuz, c’eut not sort sacreu de vaeyeu su la ch’tite michante sorcieure jaeyante. On dwat douneu not vie pour elle si l’occasion se praesente.
— Coumaet c’eut possibe pwisque vos aetes daeja morts ? lança sèchement mademoiselle Trahison.
— C’eut un mistaere, c’eut seur, alors on dounera sans doutance la vie de tous les aepwasonneus qui s’acondwisent mal aervieu elle. »
Tiphaine renonça et soupira. « J’ai presque treize ans, dit-elle. Je peux prendre soin de moi toute seule.
— Écoutez-moi cette mademoiselle Je-n’ai-besoin-de-personne, lança la vieille sorcière sur un ton pas franchement méchant. Contre l’hiverrier ?
— Qu’est-ce qu’il veut ? demanda Tiphaine.
— Je te l’ai dit. Il veut peut-être découvrir quelle espèce de fille a l’insolence de danser avec lui.
— C’étaient mes pieds ! J’ai déjà dit que, moi, je ne voulais pas ! »
Mademoiselle Trahison se tourna sur sa chaise. De combien d’yeux se sert-elle ? se demanda le second degré de Tiphaine. Ceux des Feegle ? des corbeaux ? des souris ? de tous ? Combien de fois me voit-elle ? Est-ce qu’elle se sert des insectes et de leurs dizaines d’yeux scintillants ?
« Oh, alors ça va, fit mademoiselle Trahison. Une fois encore, tu ne voulais pas. Une sorcière, ça prend ses responsabilités ! Tu n’as donc rien appris, petite ? »
Petite. C’était terrible de qualifier ainsi quelqu’un qui allait sur ses treize ans. Tiphaine se sentit une nouvelle fois rougir. L’affreuse chaleur se répandit dans sa tête.
Voilà pourquoi elle traversa le local, ouvrit la porte du devant et sortit.
Une neige légère tombait mollement. Lorsque Tiphaine fouilla des yeux le ciel gris pâle, elle vit les flocons virevoltants descendre en groupes doux et duveteux ; c’était cette neige-là qui faisait dire, chez elle sur le Causse, que « Mémé Patraque tondait ses moutons ».
Tiphaine les sentit fondre sur ses cheveux alors qu’elle s’éloignait de la chaumière. Mademoiselle Trahison criait depuis le seuil, mais elle continua de marcher en laissant les flocons fondus lui rafraîchir ses rougeurs.
C’est évidemment ridicule, se disait-elle. Mais c’est ridicule d’être une sorcière. Pourquoi est-ce qu’on fait ça ? C’est un travail pénible pour une maigre récompense. Qu’est-ce qu’une bonne journée pour mademoiselle Trahison ? Quand quelqu’un lui apporte une paire de vieilles chaussures usagées à sa pointure ? Qu’est-ce qu’elle y connaît ?
Où est l’hiverrier, alors ? Ici ? Je n’ai que la parole de mademoiselle Trahison ! Et une illustration dans un livre !
« Hiverrier ! » cria-t-elle.
On entendait la neige tomber. Elle émettait un petit bruit curieux, comme un léger grésillement glacé.
« Hiverrier ! »
Pas de réponse.
Bah, qu’espérait-elle ? Une grosse voix de tonnerre ? Monsieur Hérisson, l’homme aux glaçons ? Il n’y avait rien d’autre que le moelleux d’une neige blanche qui tombait patiemment entre les arbres sombres.
Elle se sentait à présent un peu bête, mais en même temps satisfaite. Voilà comment réagissait une sorcière ! Elle affrontait ce qu’elle craignait, et alors la peur s’en allait ! Elle était douée pour ça !
Elle se retourna et vit l’hiverrier.
Souviens-toi de cet instant, intervint son troisième degré. Chaque petit détail compte.
L’hiverrier était…
… du néant. Mais la neige dessinait sa silhouette. Elle s’écoulait en lignes autour de lui, comme si elle se déplaçait sur une peau invisible. Il n’était qu’une forme, rien de plus, hormis peut-être deux tout petits points gris pâle violacé en suspension là où on s’attend à trouver des yeux.
Tiphaine resta immobile, le mental gelé, le physique dans l’attente qu’on lui donne des ordres.
La main faite de neige tombante se tendait maintenant vers elle, mais tout doucement, comme on la tend vers un animal qu’on ne veut pas effrayer. Il y avait… quelque chose, une impression curieuse de phrases non dites parce qu’il manquait une voix pour les dire, une impression d’efforts, comme si l’être se consacrait corps et âme à cet instant, même s’il ignorait le sens de « corps et âme ».
La main s’arrêta tout près d’elle, serrée en un poing. Le poing se retourna alors et les doigts s’ouvrirent.
Un objet brilla. C’était le cheval blanc en argent au bout d’une fine chaîne d’argent elle aussi.
La main de Tiphaine vola vers sa gorge. Elle le portait au cou la veille au soir ! Avant d’aller… assister… à… la… danse…