Il avait dû se détacher ! Et lui l’avait trouvé !
Intéressant, fit observer son troisième degré qui appréhendait le monde à sa manière. Tu ne vois pas ce qui est caché dans un poing invisible. Comment est-ce que ça marche ? Et pourquoi ces petites taches gris-violet là où on s’attend à trouver des yeux ? Pourquoi ne sont-ils pas invisibles, eux ?
C’est ça, le troisième degré. Quand un gros caillou va vous tomber sur la tête, c’est lui qui se pose la question : Est-ce une roche ignée, comme le granité, ou est-ce du grès ?
La zone du cerveau de Tiphaine qui était un peu moins pointilleuse à cet instant regardait le cheval d’argent qui pendillait au bout de sa chaîne.
Son premier degré dit : Attrape-le.
Son deuxième degré dit : Ne l’attrape pas. C’est un piège.
Son troisième degré dit : Ne l’attrape surtout pas. Ce sera plus froid que tu ne l’imagines.
Puis le reste de son esprit rejeta les degrés et dit : Prends-le. Ça fait partie de qui tu es. Quand tu le tiendras, pense à chez toi. Prends-le !
Elle avança la main droite.
Le cheval tomba dedans. Instinctivement, elle referma les doigts dessus. Il était en effet plus froid qu’elle ne l’aurait imaginé, et il brûlait.
Elle hurla. La silhouette neigeuse de l’hiverrier se mua en rafale de flocons. La neige autour des jambes de Tiphaine explosa au cri de « Miyards ! » tandis qu’une masse de Feegle lui empoignait les pieds et la transportait tout debout à travers la clairière pour la ramener dans la chaumière.
Tiphaine se força à ouvrir la main et, les doigts tremblants, se décolla le cheval d’argent de la paume. Il laissa la trace parfaite d’un cheval blanc sur fond de chair rose. Ce n’était pas une brûlure, c’était… un gel.
Le fauteuil de mademoiselle Trahison se retourna en grondant sur ses roulettes.
« Approche, petite », ordonna-t-elle.
En s’étreignant toujours la main, en s’efforçant de refouler ses larmes, Tiphaine s’avança vers elle.
« Mets-toi à côté de mon fauteuil, tout de suite ! »
Tiphaine s’exécuta. Ce n’était pas le moment de désobéir.
« Je veux te regarder dans l’oreille, dit mademoiselle Trahison. Écarte tes cheveux. »
Tiphaine repoussa ses cheveux et grimaça quand elle entendit les chatouillis des moustaches de la souris. Puis la vieille sorcière retira le rongeur.
« Ah, ça m’étonne, dit-elle. Je ne vois rien.
— Euh… qu’est-ce que vous vous attendiez à voir ? hasarda Tiphaine.
— La lumière du jour ! cracha mademoiselle Trahison avec tant de force que la souris détala. Tu n’as donc rien dans la tête, petite ?
— Ah, je sais pwint si cha interaesse quaequ’un, intervint Rob Deschamps, mais je crwas que vot iverieu a foutu le camp. Et il naeje plus. »
Personne n’écoutait. Quand les sorcières se disputent, elles se concentrent.
« Il est à moi ! » Tiphaine serra à nouveau le cheval et la chaîne.
« Un affûtiau !
— Non !
— Bieu seur, c’eut sans doutance pwint le maeyeu moumaet de vos signaleu…, reprit Rob d’un ton pitoyable.
— Tu crois en avoir besoin pour être une sorcière ?
— Oui !
— Une sorcière n’a pas besoin d’artifices !
— Vous vous êtes servie de fourbis !
— Je m’en sers, oui ! Je n’en ai pas besoin. Aucun besoin !
— Je veux dire, maetnant elle fond…» insista Rob en souriant nerveusement.
La colère s’empara de la langue de Tiphaine. Comment cette vieille bique osait-elle prétendre qu’on n’avait besoin de rien ?
« Pipo ! cria-t-elle. Pipo, pipo, pipo ! »
Le silence retomba violemment. Au bout d’un moment, mademoiselle Trahison regarda au-delà de Tiphaine et lança : « Vos, les ch’tits Feegle ambaetants ! Ficheuz-mi le camp tout de swite ! Je le saurai si vos parteuz pwint ! C’eut une afaere de michantes sorcieures ! »
Le local s’emplit d’une espèce de bruissement fulgurant et la porte donnant sur la cuisine se referma à la volée.
« Comme ça, fit mademoiselle Trahison, tu es au courant pour le pipo, hein ?
— Oui, répondit Tiphaine en respirant péniblement. Je suis au courant.
— Très bien. Et tu en as parlé à quelqu’un… ? » Mademoiselle Trahison s’interrompit et porta un doigt à ses lèvres.
Puis elle frappa de sa canne par terre.
« Je vos ai dit de sorti, bougraes d’aepwasonneus ! Fileuz dans les bwas ! Vaerifieuz qu’il est bieu parti ! Si vos daefieuz mes ordes, je le vaerrai par vos propes ieux ! »
D’en dessous monta le grondement de pommes de terre qui roulaient sous les pieds des Feegle ; ils se faufilaient tant bien que mal par la petite grille de ventilation.
« Maintenant ils sont partis, dit mademoiselle Trahison. Et ils ne reviendront pas. Le pipo va y veiller. »
En l’espace de quelques secondes, elle était on ne sait comment devenue plus humaine et beaucoup moins effrayante. Enfin… un tout petit peu moins.
« Comment es-tu au courant ? Tu as cherché ? Tu t’es mise à fureter et farfouiller ?
— Non ! Je ne suis pas comme ça ! Je l’ai découvert par hasard un jour que vous faisiez la sieste ! » Tiphaine se frotta la main.
« Ça te fait très mal ? » s’inquiéta mademoiselle Trahison en se penchant. Elle était peut-être aveugle, mais – comme toutes les vieilles sorcières qui connaissaient leur affaire – elle remarquait tout.
« Non, plus maintenant. Mais tout à l’heure, oui, ça m’a fait mal. Bon, je…
— Alors tu vas apprendre à écouter ! L’hiverrier est parti, d’après toi ?
— On aurait dit qu’il disparaissait… enfin, qu’il disparaissait encore plus. Je crois qu’il voulait juste me rendre mon collier.
— C’est ce que ferait vraiment l’esprit de l’hiver qui commande au blizzard et au gel, d’après toi ?
— Je ne sais pas, mademoiselle Trahison ! C’est le premier que je rencontre !
— Tu as dansé avec lui.
— Je ne savais pas que j’allais le faire !
— Quand même. »
Tiphaine attendit puis demanda : « Quand même quoi ?
— Quand même en général. Le petit cheval l’a conduit vers toi… mais il n’est pas ici en ce moment, tu as raison sur ce point. Je le saurais, sinon. »
Tiphaine s’approcha de la porte d’entrée, hésita un instant, puis elle l’ouvrit et sortit dans la clairière. Elle vit un peu de neige ici et là, mais le paysage retrouvait l’aspect d’une banale journée d’hiver au ciel gris.
Moi aussi je le saurais, songea-t-elle. Et il n’est pas ici. Mais son deuxième degré répliqua : Oh ? Comment le sais-tu ?
« On a tous les deux touché le cheval », dit-elle tout bas.
Elle parcourut du regard les branches dénudées et les arbres endormis autour d’elle en tripotant la chaîne d’argent dans sa main. Les forêts se recroquevillaient sur elles-mêmes en prévision de l’hiver.
Il est là-bas, mais pas tout près. Il doit être très occupé, il a tout un hiver à mettre en train…
« Merci ! » lança-t-elle machinalement, parce que sa mère lui répétait toujours que la politesse ne coûtait rien, puis elle rentra.
Il faisait maintenant très chaud à l’intérieur, mais mademoiselle Trahison avait toujours un gros tas de bûches… grâce au secret du pipo. Les bûcherons locaux veillaient à ce que le tas ne baisse pas. Une sorcière frileuse risquait de devenir méchante.
« Je prendrais bien une tasse de thé noir », dit la vieille femme alors que Tiphaine revenait, l’air songeuse.
Elle attendit que Tiphaine soit en train de rincer la tasse pour demander : « Tu as entendu les histoires qu’on raconte sur moi, petite ? »