— Il sera un aeros pour la ch’tite michante sorcieure jaeyante, un pwint c’eut tout, répliqua sèchement Rob.
— Maetnant, fileuz, bande de brayas ! À la cariaere de crae ! Ouvreuz-mi un kaemin vers le sombe saejou ! »
C’était forcément l’hiverrier, se dit Tiphaine Patraque, debout devant son père dans la ferme glaciale. Elle le sentait là-bas. Ce n’était pas un climat normal, même en plein hiver, et on était au printemps. C’était un défi. Ou peut-être juste un jeu. Difficile à dire avec l’hiverrier.
Seulement, il ne peut pas s’agir d’un jeu parce que les agneaux meurent. Je n’ai que treize ans, et mon père, ainsi qu’un tas d’autres gens plus âgés que moi, veulent que je fasse quelque chose. Et je ne peux pas. L’hiverrier m’a retrouvée. Il est maintenant ici, et je suis trop faible.
Ce serait plus facile s’ils me brutalisaient, mais non, ils me supplient. Mon père a la figure grise d’inquiétude et il me supplie. Mon père me supplie.
Oh non, il ôte son chapeau. Il ôte son chapeau pour me parler !
Ils s’imaginent que la magie vient toute seule dès que je claque des doigts. Mais si je ne fais pas ça pour eux maintenant, à quoi je sers ? Je ne peux pas leur montrer que j’ai peur. Les sorcières n’ont pas le droit d’avoir peur.
Et c’est ma faute. C’est moi qui ai tout déclenché. C’est à moi d’y mettre un terme.
Monsieur Patraque s’éclaircit la gorge.
«… Et… euh… est-ce que tu pourrais pas… euh… le chasser par magie, euh… ou autrement ? Pour nous ? »
Tout dans la ferme était gris, parce que la lumière des fenêtres filtrait à travers la neige. Aucun villageois n’avait perdu son temps à dégager les maisons de l’horrible élément. On avait besoin ailleurs de tous ceux en mesure de tenir une pelle, et leur nombre était encore insuffisant. Pour tout dire, la plupart étaient restés debout toute la nuit à faire marcher les troupeaux de jeunes chevaux, à tâcher de préserver les jeunes agneaux… dans le noir, dans la neige…
Sa neige à elle. C’était un message pour elle. Un défi. Une sommation.
« D’accord, dit-elle. Je vais voir ce que je peux faire.
— T’es une bonne fille », fit son père avec un grand sourire de soulagement.
Non, pas une bonne fille, songea Tiphaine. C’est moi qui nous ai apporté ça.
« Va falloir allumer un grand feu là-haut près des remises, dit-elle. Un grand feu, j’entends, tu comprends ? Allumez-le avec tout ce qui brûle et il faudra l’alimenter continuellement. Il cherchera sans arrêt à s’éteindre, mais vous devrez le maintenir allumé. Entassez n’importe quel combustible dessus, quoi qu’il arrive. Le feu ne doit pas s’éteindre ! »
Elle prit soin d’appuyer sur le « pas ! » pour le rendre sonore et angoissant. Elle voulait éviter que les esprits relâchent leur attention. Elle se couvrit de la lourde cape marron en laine que lui avait tissée mademoiselle Trahison et saisit le chapeau noir pointu accroché derrière la porte de la ferme. Les villageois qui s’étaient amassés dans la cuisine lâchèrent un grognement collectif, et certains reculèrent. On veut maintenant une sorcière, on a maintenant besoin d’une sorcière, mais… on va maintenant prendre aussi ses distances.
C’était la magie du chapeau pointu. Ce que mademoiselle Trahison appelait le « pipo ».
Tiphaine Patraque sortit dans le couloir étroit qu’on avait ouvert dans la cour de ferme envahie de neige, où les congères dépassaient deux fois la taille d’un homme. Au moins, la neige épaisse protégeait en partie du vent – qui charriait des couteaux, aurait-on dit.
On avait déblayé une piste jusqu’à l’enclos des chevaux, mais ça n’avait pas avancé à grand-chose. Quand il y a cinq mètres de neige partout, comment la déblayer ? Et jusqu’où ?
Elle attendit près des remises des carrioles pendant que les hommes raclaient et taillaient dans les congères. Ils étaient à présent recrus de fatigue ; ils creusaient depuis des heures.
L’important, c’était…
Mais presque tout était important. Il était important de paraître calme et confiante, important de garder les idées claires, important de ne pas montrer qu’on avait une trouille à mouiller sa culotte…
Elle tendit la main, prit un flocon de neige et l’examina attentivement. Il n’était pas de l’espèce normale, oh non. C’était un de ses flocons spéciaux. Ça, c’était méchant. Il la raillait. Aujourd’hui, elle le détestait. Elle ne l’avait encore jamais détesté.
Mais il tuait les agneaux.
Elle frissonna et resserra la cape autour d’elle.
« Voici mon choix », croassa-t-elle dans un souffle qui forma de petits nuages sous son nez. Elle se racla la gorge et recommença. « Voici quel est mon choix. S’il y a un prix à payer, je fais choix de le payer. Si ce prix est ma mort, alors je fais choix de mourir. Où que ceci me conduise, je fais choix d’y aller. Voici mon choix. »
Ce n’était pas un sortilège, sauf dans sa tête, mais quand on n’arrivait pas à faire marcher des sortilèges dans sa tête, on n’arrivait pas à les faire marcher du tout.
Tiphaine s’emmitoufla dans sa cape pour mieux se protéger des griffes du vent et observa d’un œil morne les hommes qui apportaient de la paille et du bois. Le feu démarra timidement, comme s’il craignait d’afficher trop d’enthousiasme.
Elle avait déjà fait ça, non ? Des dizaines de fois. Le truc n’était pas si difficile dès lors qu’on savait s’y prendre, mais, ces fois-là, elle avait eu le temps de s’y préparer mentalement, et elle n’avait d’ailleurs jamais eu besoin de davantage qu’un feu de cuisine pour réchauffer ses pieds glacés. En principe, c’était aussi facile avec un grand feu dans un champ de neige, pas vrai ?
Pas vrai ?
Le feu se mit à rugir. Son père lui mit une main sur l’épaule. Tiphaine fit un bond. Elle avait oublié qu’il pouvait se déplacer sans bruit.
« C’était quoi, cette histoire de choix ? » demanda-t-il. Elle avait aussi oublié qu’il avait l’oreille très fine.
« C’est un… truc de sorcière, répondit-elle en s’efforçant de ne pas le regarder en face. Comme ça, si ça… ne marche pas, ce sera uniquement ma faute. » Et c’est ma faute, ajouta-t-elle intérieurement. C’est injuste, mais personne n’a dit que ce serait juste.
La main de son père lui prit le menton et lui fit délicatement tourner la tête. Que ses mains sont douces, songea Tiphaine. Des mains de costaud mais aussi douces que celles d’un bébé à cause du suint sur la toison des moutons.
« On n’aurait pas dû te demander, c’est ça…» dit-il.
Si, vous deviez me le demander, songea Tiphaine. Les agneaux meurent sous cette horreur de neige. Et j’aurais dû refuser, j’aurais dû dire que je n’étais pas encore assez compétente. Mais les agneaux meurent sous cette horreur de neige !
Il y aura d’autres agneaux, lui souffla son deuxième degré.
Mais ce ne seront pas ces agneaux-ci, pas vrai ? Ces agneaux-ci sont en train de mourir, ici et maintenant. Et ils meurent parce que j’ai écouté mes pieds et que j’ai osé danser avec l’hiverrier.
« Je peux le faire », dit-elle.
Son père continua de lui tenir le menton et la regarda dans les yeux.
« Tu es sûre, vintchaene ? » C’était le surnom que sa grand-mère lui avait donné – Mémé Patraque, qui n’avait jamais laissé l’horreur de neige lui emporter un agneau. Son père ne s’en était encore jamais servi. Pourquoi lui était-il venu à l’esprit maintenant ?
« Oui ! » Elle repoussa la main paternelle et détourna les yeux pour éclater en sanglots.
« Je… n’en ai pas encore parlé à ta mère, dit très lentement son père comme si les mots nécessitaient de très grandes précautions, mais je ne trouve pas ton frère. Je crois qu’il voulait donner un coup de main. Constant Larnac dit l’avoir aperçu avec sa petite pelle. Euh… je suis sûr qu’il va bien, mais… ouvre l’œil, des fois que tu le verrais, tu veux bien ? Il porte son manteau rouge. »