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Le feu s’éteignit.

Tiphaine Patraque leva les yeux dans ceux de l’hiverrier.

Et, sur le toit de la remise des carrioles, une petite voix, celle de Ch’tite Pwinte Dangereuse lança : « Ah, miyards ! »

Tout ça n’était pas encore arrivé. Ça pouvait ne pas arriver du tout. L’avenir est toujours un peu précaire. Le plus petit détail, comme la chute d’un flocon ou la mauvaise cuiller qu’on laisse tomber, peut l’expédier en tournoyant dans une nouvelle voie. Ou peut-être pas.

Tout avait commencé l’automne précédent, le jour du chat…

CHAPITRE 2

MADEMOISELLE TRAHISON

Voici Tiphaine Patraque, elle chevauche un balai à travers les forêts de montagne à cent cinquante kilomètres de chez elle. C’est un très vieux balai, et elle vole en rase-mottes ; deux balais plus petits sont fixés à l’arrière comme les deux roulettes d’un vélo d’enfant, afin de l’empêcher de se renverser. Il appartient, il faut dire, à mademoiselle Trahison, une très vieille sorcière de cent treize ans qui vole encore moins bien que Tiphaine.

Tiphaine est plus jeune d’un tout petit peu plus de cent ans, plus grande qu’elle ne l’était même un mois plus tôt, et moins bardée de certitudes sur tout que l’année précédente.

Elle est en formation de sorcière. Les sorcières s’habillent le plus souvent de noir, mais, pour ce qu’elle en sait, c’est parce qu’elles n’ont jamais porté autre chose. Cette raison ne lui paraissant pas assez bonne, elle a plutôt tendance à préférer le bleu ou le vert. Elle ne se moque jamais avec mépris des fanfreluches parce qu’elle n’en a jamais vu.

On ne peut pourtant pas échapper au chapeau pointu. Un chapeau pointu n’a rien de magique, il signale seulement que la personne en dessous est une sorcière. On fait toujours attention à un chapeau pointu.

Tout de même, c’est difficile d’être une sorcière dans le village où on a grandi. C’est difficile d’être une sorcière aux yeux de voisins pour qui on reste « la gamine à Joseph Patraque » et devant lesquels on a cavalé en tous sens avec juste un tricot de corps sur le dos quand on avait deux ans.

Partir du pays avait fait du bien. La plupart des gens que connaissait Tiphaine n’étaient pas allés au-delà de quinze kilomètres de leur lieu de naissance, du coup, quand on s’était rendu dans de mystérieux pays étrangers, on s’auréolait aussi d’un peu de mystère. On en revenait légèrement différent. Une sorcière se devait d’être différente.

La sorcellerie faisait en fin de compte davantage appel au labeur acharné et très peu à la magie du type « zap ! ding-ding-ding ». Il n’y avait pas d’école ni rien de comparable à des leçons. Mais il n’était pas prudent de vouloir apprendre la sorcellerie par soi-même, surtout quand on bénéficiait d’un don naturel. Qu’on s’y prenne mal, et on risquait de passer de l’ignorance au radotage et ricanage en l’espace d’une semaine…

À bien y réfléchir, ça n’était qu’affaire de radotage et de ricanage. Mais personne n’en parlait. Les sorcières répétaient à l’envi « On n’est jamais trop vieille, ni trop maigre ni trop verruqueuse », mais elles ne mentionnaient jamais le radotage ni le ricanage. Pas vraiment. Elles y prenaient pourtant garde en permanence.

C’était extrêmement facile de devenir une ricaneuse. La plupart des sorcières vivaient seules (chat en option) et pouvaient passer des semaines sans même voir une collègue. Aux époques où la population détestait les sorcières, on les accusait souvent de parler à leurs chats. Évidemment qu’elles leur parlaient. Au bout de trois semaines sans conversation intelligente à propos d’autre chose que les vaches, on était prête à parler au mur. Et c’était un signe précurseur de ricanage.

Le ricanage, pour une sorcière, ne signifiait pas seulement qu’elle riait méchamment. Ça signifiait que son esprit partait à la dérive. Qu’elle lâchait prise. Que la solitude, le travail acharné, les responsabilités et les problèmes d’autrui la rendaient un peu plus folle à chaque fois, de manière si infime qu’on le remarquait à peine, jusqu’à ce qu’on trouve normal de ne plus se laver et de porter une bouilloire sur la tête. Ça signifiait qu’elle se croyait supérieure aux villageois du fait qu’elle en savait plus long qu’eux tous. Qu’elle s’imaginait le bien et le mal négociables. Et, finalement, qu’elle prenait le « chemin des ténèbres », comme on disait dans le métier. Un mauvais chemin. Qui aboutissait à des rouets empoisonnés et des chaumières en pain d’épices.

Ce qui empêchait d’en arriver là, c’était l’habitude de rendre des visites. Les sorcières se rendaient sans arrêt visite les unes aux autres, se déplaçaient parfois loin pour une tasse de thé et un petit pain au lait. Elles le faisaient en partie pour potiner, évidemment, parce que les sorcières adorent potiner, surtout quand c’est plus excitant que véridique. Mais c’était essentiellement pour se tenir mutuellement à l’œil.

Aujourd’hui, Tiphaine rendait visite à Mémé Ciredutemps, qui était, de l’avis de la majorité des collègues (et de l’avis de Mémé elle-même), la sorcière la plus puissante des montagnes. Les échanges étaient d’une très grande courtoisie. Aucune ne disait : « Alors, pas encore perdu la boule ? » ni « Sûrement pas ! J’ai l’esprit aussi affûté qu’une cuiller ! » Elles n’en avaient nul besoin. Elles comprenaient de quoi il retournait, aussi discutaient-elles d’autre chose. Mais, quand elle était de mauvais poil, Mémé Ciredutemps donnait du fil à retordre.

Elle restait silencieuse, immobile dans son fauteuil à bascule. Certaines personnes ont le don de la parole ; Mémé Ciredutemps avait celui du silence. Elle pouvait rester tellement silencieuse et immobile qu’elle disparaissait. On oubliait sa présence. Les lieux se vidaient.

Ce qui troublait tout le monde. C’était sans doute le but. Mais Tiphaine avait elle aussi appris le silence auprès de Mémé Patraque, sa vraie grand-mère. Aujourd’hui elle apprenait qu’en restant parfaitement tranquille on devenait presque invisible.

Mémé Ciredutemps était une experte.

Pour Tiphaine, ça tenait du sortilège « je ne suis pas là », si c’était bien un sortilège. Chacun, se disait-elle, a quelque chose en lui qui révèle au monde où il se trouve. Voilà pourquoi on sent souvent quand on a quelqu’un derrière soi, même s’il ne fait aucun bruit. On reçoit son signal « je suis là ! »

Chez certains, le signal était très puissant. C’étaient les clients qu’on servait en premier dans les boutiques. Celui de Mémé Ciredutemps se répercutait sur les montagnes quand elle le voulait ; quand elle marchait en forêt, tous les loups et les ours s’enfuyaient dans l’autre sens.

Elle pouvait aussi l’interrompre.

C’était ce qu’elle faisait maintenant. Tiphaine devait se concentrer pour la voir. La majeure partie de son cerveau lui disait qu’il n’y avait personne en face d’elle.

Bon, songea-t-elle, ça suffit comme ça. Elle toussa. Soudain, ce fut comme si Mémé Ciredutemps avait toujours été là.

« Mademoiselle Trahison va très bien, dit Tiphaine.

— Une brave femme, fit Mémé. Oh oui.

— Elle a ses petites manies.

— Aucune d’entre nous est parfaite.

— Elle essaye de nouveaux yeux.

— Bien, ça.

— Il s’agit de deux corbeaux…

— Pas plus mal.

— Mieux que la souris dont elle se sert d’habitude.

— J’imagine. »

La conversation se poursuivit un moment sur le même registre, jusqu’à ce que Tiphaine commence à se lasser d’effectuer tout le travail. La plus élémentaire des politesses, ça existait, après tout. Très bien, elle savait maintenant ce qu’elle devait faire.