« Madame Persoreille a écrit un autre livre, dit-elle.
— Il paraît », répliqua Mémé. Les ombres de la chaumière parurent s’épaissir un peu plus.
Bon, ça expliquait la bouderie. Rien que penser à madame Persoreille mettait Mémé Ciredutemps en rogne. Pour Mémé Ciredutemps, rien ne méritait grâce chez madame Persoreille. Elle n’était pas née dans le pays, ce qui constituait déjà presque un crime. Elle écrivait des livres, et Mémé Ciredutemps ne faisait pas confiance aux livres. Et madame Persoreille (prononcé Perce-raye, du moins par l’intéressée) croyait aux baguettes étincelantes, aux amulettes magiques, aux runes mystiques et au pouvoir des étoiles, tandis que Mémé Ciredutemps croyait aux tasses de thé, aux gâteaux secs, à la toilette du matin à l’eau froide et… Enfin, elle croyait surtout à Mémé Ciredutemps.
Madame Persoreille jouissait d’une grande popularité auprès des jeunes sorcières, parce qu’en adoptant son style de sorcellerie elles pouvaient porter tellement de bijoux qu’elles avaient du mal à marcher. Mémé Ciredutemps, elle, ne jouissait pas d’une grande popularité…
… sauf quand on avait besoin d’elle. Si la Mort attendait près du berceau, que la hache ripait en forêt et que le sang coulait dans la mousse, on envoyait quelqu’un en vitesse à la petite chaumière difforme et froide dans la clairière. Quand tout espoir était perdu, on allait chercher Mémé Ciredutemps parce qu’elle était la meilleure.
Et elle venait toujours. Toujours. Mais populaire, elle ? Non. On peut avoir besoin de quelqu’un sans pour autant l’apprécier. Mémé Ciredutemps était réservée aux cas graves.
Tiphaine l’appréciait, pourtant, d’une manière étrange. Elle se disait que Mémé Ciredutemps l’appréciait aussi. Elle permettait à Tiphaine de l’appeler Mémé devant elle, alors que toutes les autres jeunes sorcières devaient l’appeler maîtresse Ciredutemps. Quand quelqu’un était amical avec elle, se disait parfois Tiphaine, Mémé Ciredutemps le mettait à l’épreuve pour voir s’il allait le rester. Tout était épreuve avec Mémé Ciredutemps.
« Le nouveau livre s’intitule Premiers vols en sorcellerie », poursuivit-elle en observant attentivement la vieille sorcière.
Mémé Ciredutemps sourit. A savoir que ses lèvres se relevèrent aux commissures.
« Hah ! fit-elle. Je l’ai déjà dit, et je l’dirai encore, on apprend pas la sorcellerie dans les livres. Laitie Persoreille se figure qu’on peut devenir une sorcière en courant les boutiques. » Elle lança un regard perçant à Tiphaine, comme si elle prenait une décision. Puis elle reprit : « Et j’parie qu’elle sait pas faire ça. »
Elle saisit sa tasse de thé chaud, qu’elle nicha dans sa main. Puis elle tendit l’autre main et prit celle de Tiphaine.
« Prête ? demanda Mémé.
— Prête à qu… ? » voulut demander Tiphaine, qui sentit soudain sa main devenir chaude. La chaleur lui remonta le bras, qu’elle réchauffa jusqu’à l’os.
« Tu sens ?
— Oui ! »
La chaleur s’évanouit. Et Mémé Ciredutemps, sans quitter le visage de Tiphaine des yeux, retourna la tasse de thé.
Le thé tomba d’un bloc. Complètement gelé.
Tiphaine était assez âgée pour ne pas demander : « Comment est-ce que vous avez fait ça ? » Mémé Ciredutemps ne répondait pas aux questions idiotes ni, en réalité, à beaucoup d’autres.
« Vous avez déplacé la chaleur, dit-elle. Vous avez enlevé la chaleur au thé pour me la transmettre, c’est ça ?
— Oui, mais sans jamais passer par moi, lança Mémé d’un air triomphant. Tout est question d’équilibre, tu vois ? L’équilibre, c’est ça l’truc. Maintenir l’équilibre et…» Elle s’interrompit. « T’es déjà montée sur ces balançoires à bascule, les tapeculs ? Y a une extrémité qui monte, et y a l’autre qui descend. Mais le point au centre, pile dans l’mitan, lui reste à sa place. Montée ou descente, ça lui passe carrément à travers. Que les extrémités montent très haut ou descendent très bas, lui garde l’équilibre. » Elle renifla. « La magie, c’est surtout affaire de déplacements.
— Je peux apprendre ça ?
— Dame, sûrement. C’est pas dur, si t’as le bon état d’esprit.
— Vous pouvez m’apprendre ?
— Ça y est. Je t’ai montré.
— Non, Mémé, vous m’avez juste montré comment faire, pas… comment vraiment faire !
— Peux pas te dire ça. Je sais comment j’fais. Ta façon à toi de l’faire sera différente. Faut juste que tu t’mettes dans le bon état d’esprit.
— Comment j’y arrive ?
— Est-ce que j’sais, moi ? C’est ton esprit à toi, répliqua sèchement Mémé. Remets la bouilloire sur le feu, tu veux ? Mon thé s’est refroidi. »
Il y avait presque de la méchanceté chez la vieille femme, mais c’était ça, Mémé. Pour elle, quand on était capable d’apprendre, on devait comprendre. Ça ne servait à rien de faciliter les choses aux gens. La vie n’était pas facile, disait-elle.
« Tu portes toujours cet affûtiau, à ce que j’vois. » Et elle n’aimait pas les affûtiaux, terme par lequel elle désignait tout objet métallique que portait une sorcière et qui ne servait pas à soutenir, fermer ni attacher. Les affûtiaux, ça relevait des courses en boutique.
Tiphaine toucha le cheval d’argent miniature autour de son cou. Il était petit, simple et il avait une grande importance pour elle.
« Oui, dit-elle calmement. Je le porte toujours.
— Qu’esse t’as dans ce panier ? » demanda alors Mémé en faisant preuve d’une impolitesse inhabituelle. Le panier de Tiphaine était sur la table. Il contenait un cadeau, évidemment. Tout le monde savait qu’on apportait toujours un petit cadeau quand on rendait visite, mais la personne qui le recevait était censée afficher de la surprise et se fendre d’un « Ooh, il ne fallait pas ».
« Je vous ai apporté quelque chose, dit Tiphaine en balançant la grosse bouilloire noire sur le feu.
— T’as pas besoin de m’apporter des cadeaux, dame, répliqua Mémé d’un ton sévère.
— Oui, bon », fit Tiphaine, qui s’en tint là.
Dans son dos, elle entendit Mémé soulever le couvercle du panier. Il contenait un chaton.
« Sa mère, c’est Rosie, la chatte de la veuve Câble, dit Tiphaine pour meubler le silence.
— Il fallait pas, gronda la voix de Mémé Ciredutemps.
— Ça ne m’a pas embêtée. » Tiphaine sourit au feu.
« Des chats, j’en veux pas.
— Elle chassera les souris, dit Tiphaine toujours sans se retourner.
— J’ai pas d’souris. »
Elles n’ont rien à manger, songea Tiphaine. « Madame Persoreille a six gros chats noirs », dit-elle à voix haute.
Dans le panier, la chatonne blanche devait lever vers Mémé Ciredutemps les yeux tristes et bouleversés de tous les minous du monde. Tu me mets à l’épreuve, je te mets à l’épreuve, songea Tiphaine.
« J’sais pas ce que j’vais en faire, c’est sûr. Faudra qu’elle dorme dans la cabane aux biques », dit Mémé Ciredutemps. La plupart des sorcières avaient des chèvres.
Le chaton se frotta contre les jambes de Mémé et fit « miip ».
Plus tard, quand Tiphaine s’en alla, Mémé Ciredutemps lui dit au revoir à la porte, qu’elle referma en prenant bien soin de laisser le chaton dehors.
Tiphaine traversa la clairière pour se rendre là où elle avait attaché le balai de mademoiselle Trahison.
Mais elle ne l’enfourcha pas, pas encore. Elle recula tout contre un buisson de houx et ne bougea plus jusqu’à ce qu’elle ne soit plus là, jusqu’à ce que tout en elle atteste : je ne suis pas là.