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Tout le monde est capable de voir des images dans le feu et dans les nuages. Il suffisait d’inverser le phénomène. On oubliait la part de soi disant qu’on était là. On se dissolvait. On devenait très difficile à discerner. Le visage se changeait en un bout de feuille et d’ombre, la silhouette en une portion d’arbre et de buisson. Le cerveau de l’observateur remplissait les vides.

Ressemblant à s’y méprendre au reste du buisson de houx, elle observa la porte. Le vent s’était levé, chaud mais inquiétant, il arrachait des sycomores les feuilles jaunes et rouges qui tournoyaient dans la clairière en vrombissant. Le chaton tenta d’en attraper certaines au vol à coups de patte puis ne bougea plus en poussant de petits miaulements.

D’un instant à l’autre maintenant, Mémé Ciredutemps allait se dire que Tiphaine était partie, ouvrir la porte et…

« Oublié quèque chose ? » lui demanda Mémé dans le creux de l’oreille.

Le buisson, c’était elle.

« Euh… il est très mignon. J’ai pensé que vous pourriez, comprenez, finir par l’aimer », dit Tiphaine qui songeait : D’accord, elle aurait pu venir jusqu’ici en courant, mais pourquoi est-ce que je ne l’ai pas vue ? Est-ce que tu arrives à courir et te cacher en même temps ?

« T’inquiète pas pour moi, ma fille, répliqua la sorcière. Retourne en vitesse chez mademoiselle Trahison et fais-lui mes amitiés, tout d’suite. Mais… (sa voix s’adoucit un peu) t’as bien su te cacher, tout à l’heure. Y en a beaucoup qui t’auraient pas vue. J’ai à peine entendu tes cheveux pousser, dis donc ! »

Après que le balai de Tiphaine eut décollé de la clairière, et après s’être assurée par d’autres moyens subtils que la gamine était bien partie, Mémé Ciredutemps rentra dans sa chaumière en prenant bien soin d’ignorer une fois encore le chat.

Au bout de quelques minutes, la porte s’entrebâilla en grinçant. Ce n’était peut-être qu’un courant d’air. Le chaton entra en trottinant…

Toutes les sorcières étaient un peu bizarres. Tiphaine s’y était habituée au point que le bizarre paraissait presque normal. Il y avait mademoiselle Niveau, par exemple, qui avait deux enveloppes charnelles, même si l’une d’elles était imaginaire. Maîtresse Chandognon, qui élevait des vers de terre de race et leur donnait un nom à tous… eh bien, elle était à peine bizarre, juste un peu à part, et puis les vers de terre ne manquaient pas d’intérêt pour qui appréciait le parfaitement inintéressant. Il y avait aussi eu Mémère Démât, sujette à des crises de confusion temporelle, ce qui peut être très étrange quand ça arrive à une sorcière ; ses lèvres ne remuaient jamais en synchronie avec ses paroles, et le bruit de ses pas descendait parfois l’escalier dix minutes avant elle.

Mais en matière de bizarrerie, mademoiselle Trahison non seulement décrochait la timbale, mais aussi la bouteille de vin, le chapelet de saucisses et le jambon.

Par où commencer quand tout est bizarre de bout en bout… ?

Mademoiselle Euménides Trahison était devenue aveugle à soixante ans. Pour la plupart des gens, perdre la vue aurait été un malheur, mais mademoiselle Trahison était experte en Emprunt, un talent de sorcière particulier.

Elle recourait aux yeux d’animaux dans le cerveau desquels elle lisait directement ce qu’ils voyaient.

Elle était aussi devenue sourde à soixante-quinze ans, mais elle avait depuis attrapé le coup et mobilisait toutes les oreilles qu’elle trouvait à cavaler autour d’elle.

Lorsque Tiphaine était allée s’installer chez elle, mademoiselle Trahison se servait d’une souris pour voir et entendre, parce que son vieux choucas était mort. Le spectacle d’une vieille femme arpentant sa chaumière avec une souris dans sa main tendue faisait un peu froid dans le dos, et très froid quand on disait quelque chose et qu’elle faisait pivoter la souris vers soi. C’est ahurissant comme un petit museau rose peut flanquer la trouille.

Les nouveaux corbeaux marquaient un net progrès. Un villageois d’une des localités environnantes avait conçu pour la vieille femme un perchoir qu’elle se calait en travers des épaules, un oiseau de chaque côté. Comme elle avait de longs cheveux blancs, l’effet était très… ben, « sorcière », quoiqu’un peu dégoûtant par-derrière, au bas de sa cape, en fin de journée.

Et puis il y avait sa pendule. Elle était lourde, en fer rouillé, et l’artisan qui l’avait fabriquée tenait davantage du forgeron que de l’horloger, ce qui expliquait pourquoi elle faisait clong-clang plutôt que tic-tac. Elle la portait à sa ceinture et consultait l’heure en touchant les petites aiguilles courtaudes.

Le bruit courait dans les villages que la pendule était le cœur de mademoiselle Trahison dont elle se servait depuis la mort de son cœur original. Mais des tas de bruits couraient sur mademoiselle Trahison.

Il fallait un seuil de tolérance élevé à la bizarrerie pour la supporter. La tradition voulait que les jeunes sorcières voyagent et fassent des séjours chez leurs aînées afin de bénéficier de l’enseignement d’un grand nombre d’expertes, en échange de ce que miss Tique, la chasseuse de têtes de sorcière, appelait « un peu d’aide pour les tâches ménagères » – ce qui voulait dire qu’elles devaient se les farcir toutes.

La plupart du temps, elles quittaient mademoiselle Trahison dès le lendemain matin. Tiphaine, elle, avait tenu à ce jour trois mois.

Oh… et parfois, quand elle cherchait deux yeux par lesquels voir, mademoiselle Trahison s’introduisait en douce dans les vôtres. Ce qui provoquait une curieuse sensation de picotements, comme si un être invisible regardait par-dessus votre épaule.

Oui… peut-être que mademoiselle Trahison décrochait non seulement la timbale, la bouteille de vin, le chapelet de saucisses et le jambon, mais elle embarquait aussi les ficelles qui les tenaient, le mât de cocagne lui-même et jusqu’au gars qui façonnait à côté d’amusants animaux avec des ballons.

Elle tissait à son métier quand Tiphaine entra. Deux becs se tournèrent vers la jeune sorcière.

« Ah, petite, dit mademoiselle Trahison d’une voix menue et cassée. Tu as eu une bonne journée.

— Oui, confirma docilement Tiphaine.

— Tu as vu la petite Ciredutemps, et elle va bien. » Clic-clac, faisait le métier. Clong-clang, la pendule.

« Elle va bien », répéta Tiphaine. Mademoiselle Trahison ne posait pas de questions. Elle donnait seulement les réponses. La « petite Ciredutemps », songea Tiphaine tandis qu’elle s’en allait chercher le dîner. Mais mademoiselle Trahison était très vieille.

Et flanquait franchement la frousse. Le fait était là. Indéniable. Elle n’avait pas le nez crochu et elle avait toutes ses dents, des dents jaunes, cela dit, mais c’était à part ça une méchante sorcière de livre d’images. Et ses genoux cliquetaient quand elle marchait. Elle marchait d’ailleurs drôlement vite en s’aidant de deux cannes, cavalant en tous sens comme une grande araignée. Tiens, encore un détail étrange : la chaumière pullulait de toiles d’araignée auxquelles mademoiselle Trahison interdisait à Tiphaine de toucher, mais, d’araignées, on n’en voyait jamais.

Oh, et il y avait aussi l’histoire du noir. La plupart des sorcières aimaient le noir, mais mademoiselle Trahison avait jusqu’à des chèvres noires et des poulets noirs. Les murs étaient noirs. Le plancher était noir. Si on laissait tomber un morceau de réglisse, on ne le retrouvait jamais. Et Tiphaine, consternée, devait faire ses fromages noirs, ce qui l’obligeait à leur passer au pinceau une couche de cire noire luisante. Elle était une excellente fromagère, et la cire leur gardait leur moelleux, mais Tiphaine se méfiait des fromages noirs. Elle avait toujours l’impression qu’ils mijotaient un mauvais coup.