Des morceaux de glace dansaient sur la rivière. Nounou Ogg les montra du doigt à Mémé Ciredutemps.
« Toute cette neige remet les rivières gelées en mouvement, dit-elle.
— J’sais.
— J’espère qu’on peut s’fier aux histoires, Esmé.
— C’est des vieilles histoires. Elles ont leur vie propre. Elles demandent qu’à être répétées. L’été qu’on fait échapper d’une caverne ? Très vieux, ça.
— Mais l’hiverrier va poursuivre notre jeune amie. »
Mémé regarda le rondin de Feegle disparaître au détour d’un méandre.
« Oui, dit-elle. Et, tu vois, je l’plaindrais presque. »
Les Feegle rentraient donc chez eux au fil du courant. En dehors de Guillou Gromenton, ils étaient incapables de suivre une mélodie même de loin, mais ce léger problème n’était rien à côté de leur défaut majeur, à savoir qu’ils se fichaient de chanter dans le même ton, à la même vitesse voire avec les mêmes paroles. Sans ajouter que des bagarres ne tardèrent pas à éclater, comme toujours quand des Feegle s’amusaient, aussi les échos qui rebondirent dans les rochers tandis que le rondin fonçait vers le bord de la chute ressemblaient à :
Et, avec sa cargaison de Feegle, le rondin bascula et disparut dans les embruns en même temps que la chanson.
Tiphaine survola le long dos de baleine du Causse. C’était désormais une baleine blanche, mais la neige n’y paraissait pas trop épaisse. Les vents glaciaux qui l’apportaient sur les collines l’en chassaient aussi. Il n’y avait pas d’arbres et trop peu de murs pour que se forment des congères.
Alors qu’elle se rapprochait de chez elle, elle baissa les yeux sur les champs protégés, plus bas. On avait déjà installé les parcs d’agnelage. Il y avait beaucoup de neige pour cette époque de l’année – et à qui la faute ? – mais les brebis suivaient leur propre calendrier, neige ou pas. Les bergers savaient que le temps pouvait être rude à la saison de l’agnelage ; l’hiver ne lâchait jamais sans combattre.
Elle atterrit dans la cour de la ferme et dit quelques mots au balai. Ce n’était pas le sien, après tout. Il reprit l’air et repartit en trombe vers les montagnes. Un balai retrouve toujours le chemin de chez lui quand on connaît le truc.
Le retour de Tiphaine donna lieu à des retrouvailles, beaucoup de rires, quelques larmes, tout le monde s’accorda à dire qu’elle avait poussé comme une tige de haricot, qu’elle était déjà aussi grande que sa mère et autres propos qu’on tient en un tel moment.
A part la petite corne d’abondance dans sa poche, elle avait tout laissé derrière elle : son journal, ses vêtements, tout. Aucune importance. Elle ne s’était pas sauvée de là-bas, elle s’était sauvée vers son pays, et maintenant elle s’y trouvait, dans l’attente d’elle-même. Elle sentait à nouveau sa terre à elle sous ses pieds.
Elle accrocha le chapeau pointu derrière la porte et partit aider les hommes à installer les parcs.
C’était une belle journée. Un peu de soleil réussissait à filtrer à travers la brouillasse. Sur la blancheur de la neige, toutes les couleurs étaient éclatantes, comme si, par leur seule présence, elles acquéraient une vivacité particulière. Un vieux harnais au mur de l’écurie étincelait comme de l’argent ; même les bruns et les gris qu’on aurait pu autrefois trouver ternes paraissaient aujourd’hui animés d’une vie propre.
Elle sortit la boîte de couleurs, du beau papier, et se mit en devoir de peindre ce qu’elle voyait. Dans ce domaine-là aussi opérait une espèce de magie. Une question d’ombre et de lumière. Si on pouvait transcrire sur le papier l’obscur et le brillant, la forme que tout être laissait dans le monde, alors on tenait son sujet.
Elle n’avait encore jamais dessiné avec autre chose que des craies de couleur. La peinture, c’était nettement mieux.
C’était une belle journée. Une journée rien que pour elle. Elle sentait des pans d’elle-même s’ouvrir, se montrer une fois encore à visage découvert. Demain viendraient les corvées, et des gens monteraient nerveusement à la ferme pour demander l’aide d’une sorcière. Quand la douleur était assez forte, ça ne les gênait pas si le dernier souvenir qu’ils gardaient de la sorcière qui la faisait disparaître était celui d’une gamine de deux ans galopant partout sans brassière.
Demain… pouvait réserver n’importe quoi. Mais aujourd’hui le monde hivernal débordait de couleurs.
CHAPITRE 12
LE BROCHET
L’histoire d’un phénomène bizarre fit le tour des plaines. Un vieux bonhomme qui vivait dans une cabane juste en dessous de la chute avait un bateau à rames. Le bateau était parti tout seul à une telle allure, disait-on, qu’il volait sur l’eau comme une libellule – mais il n’y avait personne à bord. On le retrouva amarré à Deux-Chemises, là où la rivière passait sous la route de la diligence. Mais voilà que la malle-poste qui attendait devant l’auberge partit elle aussi en trombe toute seule en abandonnant tous les sacs postaux derrière elle. Le cocher emprunta une monture pour se lancer à sa poursuite, et il la retrouva dans l’ombre du Causse, toutes les portières ouvertes et un cheval en moins.
Le cheval fut ramené deux jours plus tard : un jeune homme bien vêtu prétendit l’avoir trouvé qui errait. Chose étonnante, l’animal paraissait bien nourri et pansé.
Très, très épais : on ne pouvait pas mieux décrire les murs du château. Il n’y avait pas de gardes la nuit, parce qu’ils fermaient les portes à clé à huit heures et rentraient chez eux. Les remplaçait le vieux Robion, autrefois garde et aujourd’hui officiellement veilleur de nuit, mais tout le monde savait qu’il s’endormait devant le feu à neuf heures. Il avait une vieille trompette dans laquelle il était censé souffler en cas d’attaque, même si nul ne savait vraiment ce qui en sortirait.
Roland dormait dans la tour du Héron parce qu’elle se situait en haut d’une longue volée de marches que ses tantes répugnaient à gravir. Elle aussi avait des murs très, très épais, ce qui tombait bien parce qu’à onze heures on colla contre l’oreille du jeune homme une trompette dans laquelle on souffla à pleins poumons.
Il jaillit du lit d’un bond, s’empêtra dans l’édredon, glissa sur un tapis qui recouvrait le dallage glacial, se cogna la tête contre un placard et réussit à allumer une bougie avec la troisième allumette qu’il gratta follement.
Il vit sur la petite table près de son lit l’imposant soufflet dans l’embout duquel était enfoncée la trompette du vieux Robion. La chambre était déserte en dehors des ombres.
« J’ai une épée, vous savez, prévint-il. Et je sais m’en servir !
— Ah, vos aetes daeja mort, laissa tomber une voix depuis le plafond. Daecoupeu en ch’tits morcios dans vot lit paedant que vos dormieuz comme un souneu. Non, c’eut pour rigoleu, vos saveuz. Aucun de nos vos veut du mal. » Suivirent des chuchotements précipités dans l’ombre des chevrons, puis la voix reprit : « Une ch’tite raektificassion : la plupart d’entre nos vos veut pwint de mo. Mais vos tracasseuz pwint pour Grand Yann, il aeme pwint bocop de monde.
— Qui êtes-vous ?
— Win, vos arkaemecheuz, vos faetes tout de travaers, dit la voix sur le ton de la conversation. Mi, en haut, je swis fortemaet armeu, vos voyeuz, alors que vos, en bas, dans vot ch’tite kaemise de nwit, vos faetes une baele cibe, et vos crwayeuz que c’eut vos qui poseuz les quaestchons. Comme cha, vos saveuz vos bate, hin ?
— Oui !
— Alors vos alleuz vos bate conte des monstres pour soveu la ch’tite michante sorcieure jaeyante ? C’eut cha ?