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— La ch’tite michante sorcieure jaeyante ?

— Vos, vos la noumeuz Tiphaine.

— Vous voulez dire Tiphaine Patraque ? Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Vos sereuz praet pour le moumaet où elle aura beswin de vos ?

— Oui ! Évidemment ! Qui êtes-vous ?

— Et vos saveuz vos bate ?

— J’ai lu le Manuel du bretteur de A à Z ! »

Au bout de quelques secondes, la voix dans les ombres du plafond répliqua : « Ah, je crwas que j’ai mis le dwat su un ch’tit daefaut dans ce plan…»

Il y avait un arsenal de l’autre côté de la cour. Il ne valait pas grand-chose. Il renfermait une armure constituée de divers éléments dépareillés, quelques épées, une hache d’armes que personne n’avait jamais réussi à soulever, et une cotte de mailles qui donnait l’impression d’avoir essuyé les assauts de mites extrêmement coriaces. On y trouvait aussi des mannequins de bois montés sur de gros ressorts pour l’entraînement à l’épée, et les Feegle observaient justement en cet instant Roland qui portait sur l’un d’eux une attaque débordant d’enthousiasme.

« Ah, d’accord, fit Grand Yann d’un air abattu tandis que Roland bondissait de tous côtés. S’il tombe su rieu d’ote que des bouts de bwas qui se defaenent pwint, il peut faere l’afaere.

— Il est plein de bonne volonteu, fit remarquer Rob Deschamps alors que Roland plaquait le pied sur le mannequin et s’efforçait d’en extraire la pointe de l’épée.

— Oh, win. » Grand Yann avait la mine sombre.

« Il bouje bieu, vos deveuz arcounwate. »

Roland réussit à dégager la lame du mannequin, qui rebondit sur son vieux ressort et lui percuta la tête.

En clignant un peu des paupières, le jeune homme baissa les yeux sur les Feegle. Il se souvenait d’eux depuis son sauvetage des griffes de la reine des fées. On n’oubliait pas les Nac mac Feegle une fois qu’on les avait croisés, même au prix de gros efforts. Mais ses souvenirs restaient vagues. Il avait été à moitié fou la plupart du temps, voire inconscient, et il avait vu tant de bizarreries qu’il avait eu du mal à faire la part entre le réel et l’imaginaire.

Maintenant il savait : ils étaient réels. Qui imaginerait un truc pareil ? D’accord, l’un d’eux était un fromage qui roulait tout seul çà et là, mais nul n’est parfait.

« Qu’est-ce que je vais devoir faire, monsieur Deschamps ? » demanda-t-il.

Rob Deschamps avait quelques inquiétudes quant à la réponse à donner. Des mots comme « enfer » peuvent induire les gens en erreur. « Vos deveuz soveu une… dame, expliqua-t-il. Pwint la ch’tite michante sorcieure jaeyante. Une ote… dame. On peut vos acondwire là où elle dae-more. C’eut comme… sous taere, vos saveuz. Elle est comme… aedormie. Et tout ce que vos aveuz à faere, c’eut la ramineu en surface, kwa.

— Oh, vous voulez dire comme Orphéon qui a délivré Euniphon des enfers ? » répliqua Roland.

Rob Deschamps le regarda, les yeux écarquillés.

« C’est un mythe d’Ephèbe, reprit Roland. Ça passe pour une histoire d’amour mais il s’agit en réalité d’une métaphore pour le retour annuel de l’été. Il existe des tas de versions de cette histoire-là. »

Les Feegle continuaient de le fixer avec étonnement. Les Feegle ont des regards très inquiétants. Ils sont encore pire que les poulets dans ce domaine[10].

« Une maetaphore, c’eut une espaece de mintirie pour aedeu les jaes à compraene ce qui est vrai », intervint Guillou Gromenton. Son explication n’avança pas à grand-chose.

« Et il a gagné sa liberté en jouant de la belle musique, ajouta Roland. Je crois qu’il était expert en luth. Ou c’étaient des lyres, peut-être.

— Ah, bin, cha nos convieut parfaitmaet, dit Guiton Simpleut. On est des aespaerts en lutte, et le daelire, cha nos counwat aussi.

— Ce sont des instruments de musique », précisa Guillou Gromenton. Il leva les yeux vers Roland. « Vos jweuz d’un instrumaet, mossieu ?

— Mes tantes ont un piano, répondit Roland d’un ton hésitant. Mais je vais avoir de gros ennuis s’il lui arrive quelque chose. Elles vont démolir les murs.

— L’epae, alors, conclut Rob Deschamps à contrecœur. Vos aveuz daeja combatu une vraie paersone, mossieu ?

— Non. Je voulais m’entraîner avec les gardes, mais mes tantes le leur ont interdit.

— Mais vos aveuz daeja magneu l’epae ? »

Roland parut embarrassé. « Pas ces derniers temps. Pas vraiment. Euh… pas du tout, en fait. Mes tantes disent…

— Alors coumaet vos vos aetrineuz ? demanda Rob avec horreur.

— Ben, il y a un grand miroir dans ma chambre, vous savez, et je peux travailler… les… vraies…, voulut expliquer Roland, qui s’interrompit en voyant la tête que faisaient les Feegle. Pardon, reprit-il. Je ne crois pas être le gars que vous cherchez…

— Oh, je dirwas pwint cha, répondit Rob Deschamps d’un ton las. D’apreus la michante sorcieure des michantes sorcieures, vos aetes le gars qu’il faut. Vos aveuz jusse beswin de quaequ’un aveu qui vos bate…»

Grand Yann, toujours méfiant, se tourna vers son frère et suivit son regard vers l’armure cabossée. « Oh, win ? grogna-t-il. Bin, pwint quaestchon que je fasse le jaenou ! »

La journée du lendemain fut excellente, jusqu’au moment où elle se mua en une petite boule de terreur concentrée.

Tiphaine se leva tôt et alluma les feux. Quand sa mère descendit, elle nettoyait avec énergie le carrelage de la cuisine.

« Euh… tu n’es pas censée faire tout ça par magie, ma chérie ? demanda sa mère qui n’avait jamais vraiment compris en quoi consistait la sorcellerie.

— Non, m’man, pas du tout, répondit Tiphaine sans cesser de frotter.

— Mais tu ne peux pas agiter les mains et faire s’envoler la poussière, alors ?

— Le problème, c’est de faire comprendre à la magie ce qu’est la poussière, répondit Tiphaine en insistant sur une tache. J’ai entendu parler d’une sorcière à Maintierce qui s’est trompée et a fini par perdre tout le carrelage, ses sandales et presque un orteil. »

Madame Patraque recula. « Moi, je croyais qu’il suffisait d’agiter les mains, marmonna-t-elle nerveusement.

— Ça marche, reconnut Tiphaine, mais seulement si tu les agites par terre avec une brosse à récurer. »

Elle termina le carrelage. Elle lava sous l’évier. Elle ouvrit tous les placards, elle les vida, les décapa et remit tout en place. Elle nettoya la table, puis elle la retourna et nettoya en dessous. Elle lava même le dessous des pieds. C’est à ce moment que madame Patraque alla chercher à s’occuper ailleurs, parce que tout ça dépassait manifestement les simples tâches ménagères.

C’était vrai. Comme l’avait un jour dit Mémé Ciredutemps, quand on voulait se promener le nez en l’air, il fallait garder les deux pieds par terre. Récurer les sols, couper du bois, laver le linge, faire du fromage – ces tâches éreintaient, elles enseignaient ce qu’est la réalité. On pouvait leur consacrer une petite partie de son esprit, ce qui donnait aux pensées le temps de s’ordonner et de s’apaiser.

Était-elle à l’abri de l’hiverrier dans la ferme familiale ? La ferme familiale était-elle à l’abri de l’hiverrier ?

Tôt ou tard il lui faudrait à nouveau l’affronter – ce bonhomme de neige qui se prenait pour un humain et avait la puissance d’une avalanche. La magie ne le ralentirait qu’un moment et le mettrait en rage. Aucune arme ordinaire ne serait efficace, et elle en avait peu d’extraordinaires.

Annagramma s’était jetée sur lui comme une furie ! Tiphaine aurait aimé bouillir d’une telle colère. Il faudrait aussi qu’elle retourne la voir pour la remercier. Annagramma arriverait à quelque chose, au moins. Les gens l’avaient vue se transformer en monstre hurlant à la peau verte. Ils pouvaient respecter une telle sorcière. Une fois qu’on avait le respect, on avait tout.

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10

« Co-ot »…