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Il faudrait aussi qu’elle tâche de voir Roland avant qu’il fasse noir. Elle ne savait pas quoi lui dire. Ce qui tombait plutôt bien car il ne saurait pas davantage quoi dire de son côté. Ils pouvaient passer ensemble des après-midi entiers à ne pas savoir quoi se dire. Il était sûrement en ce moment au château. Alors qu’elle nettoyait sous le siège d’un fauteuil, elle se demanda ce qu’il faisait.

On tambourina à la porte de l’arsenal. Typique des tantes, ça. Le battant avait quatre épaisseurs de chêne et de fer, mais elles cognaient quand même dessus.

« Nous ne tolérerons pas ces caprices ! » lança tante Danuta. Un fracas lui parvint de l’autre côté de la porte. « Tu te bats là-dedans ?

— Non, j’écris une sonate pour flûte ! » cria Roland. Quelque chose de lourd heurta la porte.

Tante Danuta se ressaisit. Elle avait un peu la même allure que miss Tique, mais ses yeux trahissaient la femme perpétuellement offensée et sa bouche celle toujours prête à ronchonner.

« Si tu ne fais pas ce qu’on te dit, je vais avertir ton père…» voulut-elle menacer avant de s’arrêter quand la porte s’ouvrit d’un coup sec.

Roland avait une coupure au bras, la figure rouge, la sueur lui gouttait du menton et il était hors d’haleine. Il brandit son épée d’une main tremblante. Derrière lui, à l’autre bout du local gris, se dressait l’armure toute cabossée.

Le heaume pivota vers les tantes. La manœuvre déclencha un couinement.

« Si vous vous avisez de déranger mon père, dit-il alors que les tantes fixaient l’armure, je lui parle de l’argent qui a disparu du grand coffre de la chambre forte. Sans mentir ! »

L’espace d’un instant – à peine un battement de paupières –, la culpabilité se lut sur le visage de tante Danuta avant de disparaître aussitôt. « Comment oses-tu ! Ta chère mère…

— Est morte ! » hurla Roland, qui claqua la porte.

La visière du heaume se releva et une demi-douzaine de Feegle jetèrent un coup d’œil interrogateur à l’extérieur.

« Miyards, cha, c’eut une paere de vieus carbos, dit Grand Yann.

— Mes tantes, expliqua Roland d’un ton lugubre. Qu’est-ce que c’est, un carbo ?

— Comme une viaele cornaye qui rodje en ataedant que quaequ’un meure, répondit Guillou Gromenton.

— Ah, vous les avez déjà croisées, alors, dit Roland avec une lueur dans le regard. On recommence, d’accord ? Je crois que j’attrape le coup. »

Des grommellements de protestation s’échappèrent d’un peu partout dans l’armure, mais Rob Deschamps les fit taire d’une voix forte. « Traes bieu ! On doune encore une chance au garchon, dit-il. Tous à vos posses ! »

Les Feegle regagnèrent leurs places respectives dans un concert de chocs métalliques et de chapelets de jurons, mais, au bout de quelques secondes, l’armure parut se ressaisir. Elle ramassa une épée et tituba vers Roland, qui entendait les ordres assourdis venant de l’intérieur.

L’épée porta un coup de taille, mais le jeune homme la détourna d’un mouvement rapide, effectua un pas de côté, balança son arme d’un mouvement que l’œil eut peine à suivre et trancha l’armure en deux dans un fracas métallique dont l’écho rebondit par tout le château.

La moitié supérieure percuta le mur. L’autre se contenta de vaciller, toujours debout.

Après quelques secondes, un tas de petites têtes pointèrent lentement le nez au-dessus du pantalon de fer.

« Ça devait se passer comme ça ? demanda Roland. Est-ce que tout le monde est… euh… entier ? »

Un dénombrement rapide révéla qu’il n’y avait aucun demi-Feegle, on ne déplorait qu’un grand nombre d’ecchymoses, et Guiton Simpleut avait perdu son spog. Mais beaucoup de Feegle marchaient en rond et se frappaient les oreilles du plat de la main. Le bruit avait été assourdissant.

« Bael effort, cette fwas, répondit distraitement Rob Deschamps. Vos aveuz l’air de maeyeu compraene coumaet il faut se bate.

— C’était nettement mieux, c’est vrai, renchérit Roland avec fierté. J’essaye encore ?

— Non ! Je veux dire… non, dit Rob. Non, je crwas que c’eut asseuz pour ojordwi, hin ? »

Roland jeta un bref coup d’œil à la petite fenêtre garnie de barreaux, en hauteur dans le mur. « Oui, je ferais mieux d’aller voir mon père », dit-il. L’enthousiasme s’évanouit de son visage. « Si je ne le vois pas tous les jours, il oublie qui je suis. »

Une fois le jeune homme parti, les Feegle échangèrent des regards. « Ce garchon a pwint la vie facile en ce moumaet, dit Rob Deschamps.

— Faut arcounwate qu’il faet des progreus, ajouta Guillou Gromenton.

— Oh, win, je garantis qu’il est mwins faebe que je crwayais, mais cette epae est bieu trop paesante pour li et cha va praene des saemines pour qu’il daevienne un aespert, dit Grand Yann. On les a, ces saemines, Rob ? »

Rob Deschamps haussa les épaules. « Alleuz savwar, répondit-il. Il va aete le aeros kwa qu’il arrive. La ch’tite michante sorcieure rencontrera butot l’iverieu. Elle peut pwint se bate conte li. La michante sorcieure des michantes sorcieures l’a bieu dit : on peut pwint luteu conte une histware aussi viaele. Il va trouveu un mwayeu. » Il mit les mains en porte-voix. « Alleuz, les gars, on s’en artourne au tertre. On arviaedra ce swar. On peut pit-aete pwint faere un aeros en une seule fwas. »

Le petit frère de Tiphaine était assez âgé pour vouloir le paraître encore plus, une ambition entachée de dangers dans une ferme en constante activité : chevaux à gros sabots, bains parasiticides pour moutons et cent autres secteurs où l’on risque de ne pas remarquer un petit gamin avant qu’il ne soit trop tard. Mais il aimait par-dessus tout l’eau. Quand on ne le trouvait pas, il était le plus souvent à pêcher dans la rivière. Il adorait la rivière, ce qui avait de quoi surprendre vu qu’un gros monstre vert en avait un jour jailli pour le dévorer. Cependant, Tiphaine avait frappé la bête dans la gueule avec une poêle à frire en fer. Comme il mangeait des bonbons à ce moment-là, son seul commentaire après coup avait été : « Tiphy tapé poisson fait boum. » Mais il s’affirmait un pêcheur accompli en grandissant. Cet après-midi-là, il péchait. Il s’était découvert le talent de savoir où se réfugiaient les pièces d’exception. Les très gros brochets se tapissaient dans les trous profonds et sombres où ils ruminaient des pensées lentes et affamées jusqu’à ce que le leurre argenté de Vauchemin leur tombe presque pile dans la gueule.

Quand Tiphaine alla le chercher, elle le vit qui remontait le sentier en titubant, les vêtements en désordre, encombré d’un poisson qui avait l’air de dépasser la moitié de son poids à lui.

« C’est la grosse prise ! cria-t-il sitôt qu’il la vit. D’après le vieux Abraham, il se mettait sous le saule abattu, tu sais ? Il a dit qu’ils se jettent sur n’importe quoi à cette époque de l’année ! Il m’a entraîné mais j’ai tenu bon ! Doit faire au moins dans les trente livres ! »

Dans les vingt, rectifia intérieurement Tiphaine, mais les poissons paraissent toujours beaucoup plus lourds au pêcheur qui les sort de l’eau.

« Bravo. Mais rentre, il va geler, dit-elle.

— Je peux l’avoir au dîner ? J’ai mis un temps fou pour l’amener dans l’épuisette ! Il fait au moins trente-cinq livres ! » dit Vauchemin en se démenant sous sa charge. Tiphaine évita de lui proposer de porter sa prise. Ce serait une insulte.