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« Non, il faut le nettoyer puis le laisser macérer une journée, et m’man a fait du ragoût pour ce soir. Mais je te le préparerai demain avec de la sauce au gingembre.

— Et il y en aura assez pour tout le monde, dit joyeusement Vauchemin, parce qu’il pèse au moins quarante livres !

— À l’aise », admit Tiphaine.

Et ce soir-là, une fois que tout le monde eut dûment admiré le brochet et qu’on eut établi son poids à vingt-trois livres – avec un petit coup de pouce de Tiphaine sur la balance –, la jeune sorcière partit le nettoyer dans l’arrière-cuisine, façon polie de dire qu’elle allait arracher ou couper tout ce qui n’était pas comestible, à savoir, si ça n’avait tenu qu’à elle, toute la bête. Elle n’aimait pas beaucoup le poisson, mais une sorcière ne devait pas faire la fine bouche devant les aliments, surtout les aliments gratuits, et une bonne sauce lui ôterait le goût de brochet.

Puis, alors qu’elle vidait les entrailles dans le grand seau, elle vit un éclat argenté. Bah, on ne pouvait pas vraiment reprocher à Vauchemin d’avoir été trop excité pour récupérer son leurre.

Elle plongea la main dans le seau et en ressortit, couvert de vase et d’écailles mais parfaitement reconnaissable, le cheval d’argent.

Un roulement de tonnerre aurait dû marquer l’instant. Mais on n’entendait que Vauchemin dans la salle voisine raconter pour la dixième fois la capture héroïque du monstre. Un coup de vent aurait dû traverser l’arrière-cuisine. C’est tout juste si un courant d’air agita les flammes des bougies.

Mais l’hiverrier sut qu’elle avait touché le bijou. Elle sentit sa stupeur.

Elle se rendit à la porte. Lorsqu’elle l’ouvrit, quelques flocons tombèrent, mais, comme s’ils étaient ravis d’avoir un public, d’autres se mirent à descendre en masse jusqu’à ce que la nuit vire au blanc sans autre bruit qu’un sifflement. Elle tendit la main pour en attraper quelques-uns qu’elle examina de près. De toutes petites Tiphaine glacées lui fondirent dans la paume.

Oh oui. Il l’avait maintenant retrouvée.

Son esprit se frigorifia, mais des pensées comme des rouages en cristal tournaient à toute vitesse dans sa tête.

Elle pouvait prendre un cheval… Non, elle n’irait pas loin par une nuit pareille. Elle aurait dû garder le balai !

Elle n’aurait pas dû danser.

Elle n’avait nulle part où s’enfuir. Elle allait devoir l’affronter encore, l’affronter ici et l’arrêter net. Dans les montagnes et leurs forêts noires, un hiver interminable était difficile à imaginer. C’était plus facile ici, donc pire, parce que l’hiverrier apportait l’hiver dans son cœur à elle. Un cœur qu’elle sentait se refroidir.

Mais la neige formait déjà une couche épaisse, il avait suffi de peu de temps. Tiphaine était fille de berger avant d’être sorcière, et, en un tel moment, en un tel lieu, il y avait à parer à plus pressé.

Elle regagna la lumière et la chaleur dorées de la cuisine où elle annonça : « Papa, il faut s’occuper du troupeau. »

CHAPITRE 13

LA COURONNE DE GLACE

Voilà ce qui s’était passé. Retour au présent.

« Ach, miyards », gémit Ch’tite Pwinte Dangereuse sur le toit de la remise des carrioles. Le feu s’éteignit. La neige qui avait empli le ciel se dispersa peu à peu. Ch’tite Pwinte Dangereuse entendit un cri lointain en altitude et sut exactement ce qu’il devait faire. Il leva les bras en l’air et ferma les yeux au moment même où la buse plongeait en piqué du ciel blanc et l’attrapait au vol.

Il aimait vraiment cet instant-là. Quand il rouvrit les yeux, le monde tanguait sous ses pieds et une voix tout près lança : « Grimpeuz vite ichi, m’garchon ! »

Il empoigna le mince harnais de cuir au-dessus de lui, exerça une traction, et les serres relâchèrent doucement leur étreinte. Puis, main sur main, dans le vent dû à la vitesse du rapace, il se hissa le long des plumes et finit par saisir la ceinture de Hamish l’aviateur.

« Rob a dit que vos aetes asseuz ajeu pour daescende en enfer, dit Hamish par-dessus son épaule. Rob est alleu chercheu le aeros. Vos aveuz de la chance, m’garchon ! »

L’oiseau vira sur l’aile.

En dessous, la neige… s’enfuit. Elle ne fondait plus, elle se retirait tout bonnement des parcs d’agnelage comme une marée descendante ou une grosse inspiration, sans faire plus de bruit qu’un soupir.

Morag vola au ras du champ d’agnelage où des hommes promenaient autour d’eux des regards ahuris. « Un bedot et une douzaine d’agneaux sont morts, dit Hamish, mais pwint de ch’tite michante sorcieure jaeyante ! Il l’a emporteu.

— Où cha ? »

Hamish fit remonter Morag en un grand cercle. Autour de la ferme, il avait cessé de neiger. Mais, sur les collines, les flocons tombaient comme des marteaux.

Et la neige prit alors une forme.

« Là-haut », dit Hamish.

Bon, je suis en vie. Ça, j’en suis sûre.

Oui.

Et je sens le froid autour de moi, mais je n’ai pas froid, ce que j’aurais du mal à expliquer si on me le demandait.

Et je ne peux pas bouger. Pas un cil.

Du blanc tout autour de moi. Et que du blanc dans ma tête.

Qui suis-je ?

Je me rappelle le nom de Tiphaine. J’espère que c’est le mien.

Du blanc tout autour de moi. C’est déjà arrivé. C’était comme un rêve, un souvenir ou autre chose que je ne peux pas définir par manque de mot. Et tout autour de moi, du blanc qui tombait. Qui s’accumulait autour de moi, qui me soulevait. C’étaient… les terres crayeuses qui se formaient, silencieusement, sous des mers anciennes.

Voilà ce que veut dire mon prénom.

Il veut dire « Pays sous la vague ».

Et, comme une vague, la couleur revint à flots dans son esprit. C’était essentiellement le rouge de la fureur.

Comment ose-t-il !

Tuer les agneaux !

Mémé Patraque n’aurait pas permis ça. Elle ne perdait jamais un agneau. Elle savait les ramener à la vie.

D’abord, je n’aurais jamais dû partir d’ici, songea Tiphaine. J’aurais peut-être dû rester et tâcher d’apprendre par moi-même. Mais, si je n’étais pas partie, est-ce que je serais encore moi ? Est-ce que je saurais ce que je sais ? Serais-je devenue aussi forte que ma grand-mère ou serais-je une radoteuse ? Eh bien, je serai forte maintenant.

Quand les intempéries meurtrières étaient le fait de la nature aveugle, on ne pouvait que jurer comme un charretier, mais quand elles se promenaient sur deux jambes… alors on leur déclarait la guerre. Et il y aurait une addition à payer !

Elle tenta de bouger, et voilà que la blancheur céda. On aurait dit de la neige dure, mais elle n’était pas froide au toucher ; elle s’éboula et laissa un trou.

Un sol lisse, vaguement translucide, s’étendait devant Tiphaine. De grands piliers s’élevaient vers un plafond que masquait une espèce de brouillard.

Il y avait aussi des murs dans le même matériau que le sol. On aurait dit de la glace – on distinguait même de petites bulles à l’intérieur –, mais ils n’étaient guère plus que frais quand elle les toucha.

C’était une très grande salle. On n’y voyait aucun meuble d’aucune sorte. Une salle comme un roi en ferait construire pour dire : « Regardez, j’ai les moyens de gaspiller tout cet espace ! »

Les pas de Tiphaine rebondissaient en écho tandis qu’elle l’explorait. Non, pas même un fauteuil. Et serait-il confortable si elle en trouvait un ?

Elle découvrit finalement un escalier qui montait (sauf, bien sûr, quand on partait du haut). Il menait à une autre salle qui, elle au moins, avait des meubles. Il s’agissait de ces divans sur lesquels les dames fortunées étaient censées se prélasser, l’air las mais belles. Oh, et il y avait aussi des urnes, assez grandes, et des statues, toutes sculptées dans la même glace chaude. Les statues représentaient des athlètes et des dieux, tout comme les illustrations du Mythologie de Commelautre, qui s’adonnaient à des activités antiques comme lancer des javelots ou tuer des serpents monstrueux à mains nues. Ils n’avaient pas à eux tous le plus petit bout de tissu sur le dos, mais tous les hommes portaient des feuilles de vigne que Tiphaine, histoire de savoir, tenta en vain de soulever.