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Et il y avait un feu. Premier détail étrange : les bûches étaient elles aussi faites de la même glace. Autre détail étrange : les flammes étaient bleues – et froides.

Ce niveau avait de hautes fenêtres en ogive, mais elles s’ouvraient en haut des murs et ne montraient que le ciel, où le soleil était un fantôme parmi les nuages.

Un second escalier, très imposant cette fois, desservait encore un autre étage avec davantage de statues, de divans et d’urnes. Qui pouvait vivre dans une demeure pareille ? Quelqu’un qui n’avait pas besoin de manger ni de dormir, voilà. Quelqu’un qui n’avait pas besoin de confort.

« Hiverrier ! »

La voix de Tiphaine rebondit de mur en mur, renvoya des «… IER… ier… ier…» qui finirent par disparaître.

Puis encore un escalier, et une nouveauté cette fois. Sur un socle qui avait peut-être supporté une statue, Tiphaine vit une couronne. En suspension en l’air à près d’un mètre au-dessus de la base, elle tournait doucement sur elle-même et scintillait de gelée. Un peu plus loin se dressait une autre statue, plus petite que la plupart, mais autour d’elle dansaient et chatoyaient des lumières bleues, vertes et or.

Elles ressemblaient en tout point à celles du Moyeu qu’on voyait parfois en plein hiver flotter au-dessus des montagnes au centre du monde. Certains les croyaient vivantes.

La statue faisait la même taille que Tiphaine.

« Hiverrier ! » Toujours pas de réponse. Un beau palais sans cuisine, sans lit… Il n’avait pas besoin de manger ni de dormir, alors à qui était-ce destiné ?

Elle connaissait déjà la réponse : moi.

Tiphaine avança la main pour toucher les lumières dansantes, qui lui remontèrent en foule le long du bras et se répandirent sur elle, formant une robe qui scintillait comme clair de lune sur champs de neige. Elle fut choquée, puis furieuse. Après quoi elle regretta de ne pas avoir de miroir, se sentit prise d’un sentiment coupable, succomba de nouveau à la fureur et régla la question en se disant que si elle trouvait un miroir, elle se regarderait dedans uniquement pour constater à quel point elle était en colère.

Après avoir cherché un moment, elle en découvrit un qui n’était rien de plus qu’un mur de glace d’un vert si foncé qu’on l’aurait dit presque noir.

Elle avait bien l’air en colère. Et formidablement, merveilleusement étincelante. Elle voyait de petits éclats d’or sur le bleu et le vert, tout comme dans le ciel durant les nuits d’hiver.

« Hiverrier ! »

Il devait l’observer. Il pouvait être n’importe où.

« Très bien ! Je suis là ! Vous le savez !

— Oui. Je le sais », répondit l’hiverrier derrière elle.

Tiphaine pivota d’un bloc et le gifla en pleine face, puis le gifla encore de l’autre main.

C’était comme taper sur un rocher. Il apprenait très vite à présent.

« Ça, c’est pour les agneaux, dit-elle en secouant les doigts pour y ramener un peu de vie. Comment avez-vous pu ? Vous n’étiez pas obligé ! »

Il avait l’air beaucoup plus humain. Soit il portait de vrais vêtements, soit il avait fait de gros efforts pour leur donner une apparence réelle. Il avait à vrai dire réussi à paraître… beau, voilà. On ne voyait plus de froideur en lui, seulement de la… fraîcheur.

Ce n’est qu’un bonhomme de neige, protesta son second degré. N’oublie pas ça. Mais il est trop malin pour porter des boulets de charbon en guise d’yeux et une carotte à la place du nez.

« Ouille, fit l’hiverrier comme s’il se rappelait tardivement ce qu’il fallait dire.

— J’exige que vous me laissiez partir ! lança sèchement Tiphaine. Tout de suite. » C’est ça, dit son second degré. Tu veux qu’il finisse par se faire tout petit derrière les casseroles en haut du buffet de la cuisine. Comme qui dirait…

« En ce moment, reprit l’hiverrier d’une voix très calme, je suis un coup de vent qui provoque des naufrages de bateaux à des milliers de kilomètres d’ici. Je gèle des conduites d’eau dans une ville bloquée par la neige. Je gèle la sueur d’un mourant perdu dans un blizzard effroyable. Je me glisse silencieusement sous les portes. Je pends des gouttières. Je caresse la fourrure de l’ours endormi au fond de sa caverne et je coule dans le sang des poissons sous la glace.

— Je m’en contrefïche ! lança Tiphaine. Je ne veux pas être ici ! Et vous ne devriez pas y être non plus !

— Chère enfant, voulez-vous m’accompagner ? demanda l’hiverrier. Je ne vous ferai aucun mal. Vous êtes ici à l’abri.

— De quoi donc ? » répliqua Tiphaine. Puis, parce que la fréquentation prolongée de miss Tique influe sur la façon de parler, même dans les moments de tension, elle rectifia : « A l’abri de quoi ?

— De la Mort, répondit l’hiverrier. Ici, vous ne mourrez jamais. »

À l’arrière de la carrière de craie des Feegle, on avait taillé dans la paroi ce qui ressemblait à un tunnel d’un mètre cinquante de haut et peut-être autant de long.

Devant se tenait Roland de Chumsfanleigh (il n’y était pour rien). Ses ancêtres étaient des chevaliers, et ils avaient acquis le Causse en tuant les rois qui s’en croyaient propriétaires. L’épée, c’était tout ce qui comptait. L’épée et couper les têtes. Voilà comment on obtenait des terres aux temps anciens, puis les règles avaient changé si bien qu’on n’avait plus besoin d’épée pour posséder une terre, seulement d’un bout de papier. Mais ses ancêtres n’avaient quand même pas lâché l’épée, au cas où certains auraient estimé cette histoire de bouts de papier abusive, car il est bien connu qu’on ne peut pas contenter tout le monde.

Il avait toujours voulu devenir un bon bretteur, et il avait été stupéfait de trouver les épées aussi lourdes. Il excellait à l’épée invisible. Devant un miroir, il pouvait se battre contre son reflet et gagner presque à tous les coups. Les vraies épées ne permettaient pas ça. Vous tentiez un moulinet, et c’étaient elles qui finissaient par en faire un avec vous. Il avait compris qu’il avait peut-être davantage de dispositions pour les bouts de papier. Et puis il lui fallait des lunettes, ce qui risque de poser des problèmes sous un heaume, surtout quand un adversaire vous porte, lui, de vrais coups d’épée.

Il portait justement un heaume à présent et tenait une épée qui était – même s’il refusait de l’admettre – bien trop lourde pour lui. Il portait aussi une cotte de mailles qui rendait la marche extrêmement difficile. Les Feegle avaient fait de leur mieux pour l’adapter à sa morphologie, mais l’entrejambe lui descendait aux genoux et claquait de façon comique quand il se déplaçait.

Je ne suis pas un héros, se disait-il. J’ai une épée que je n’arrive à soulever qu’à deux mains, j’ai un bouclier lui aussi vraiment très lourd et j’ai un cheval entouré de rideaux que j’ai dû laisser au château (et mes tantes vont piquer une crise quand elles entreront dans la salle de réception), mais je suis intérieurement un gamin qui aimerait bien savoir où sont les cabinets…

Mais elle m’a délivré de la reine des fées. Sans elle, je serais toujours un gamin crétin au lieu d’un… euh… jeune homme qui espère ne pas être trop crétin.