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— Et comment je peux les tuer ?

— Oh, vos aveuz dit cha d’un ton traes michant. Aecouteuz-mi le ch’tit aeros jaeyant ! Vos soucieuz pwint d’eux, mon garchon. Ils vont pwint ataqueu tout de swite, et on a un boulot à faere.

— Je déteste ce coin-là !

— Win, les enfaers sont bocop plus animeus, convint Rob Deschamps. Maetnant faut ralenti, on arrive à la riviaere. »

Un fleuve s’écoulait à travers ce que les Feegle appelaient le sombre séjour. Ses eaux, aussi noires que la terre, léchaient les rives d’un clapotis lent et huileux.

« Ah, je crois en avoir entendu parler, dit Roland. Il y a un passeur, c’est ça ?

— Oui. »

Il apparut soudain, debout dans une barque. Tout vêtu de noir, comme de juste. Une grande capuche lui masquait entièrement la figure et donnait l’impression très nette que c’était préférable ainsi.

« Salut, l’amisse, lança joyeusement Rob Deschamps. Coumaet cha va ?

— OH, NON PAS ENCORE VOUS ! dit la silhouette sombre d’une voix qu’on sentait plus qu’on ne l’entendait. JE CROYAIS QU’ON VOUS AVAIT TOUS EXCLUS.

— Jusse une ch’tite maldone, vos saveuz, dit Rob en se laissant glisser en bas de l’armure de Roland. Vos deveuz nos faere raetreu, pasquae on est daeja morts. »

La silhouette tendit le bras. La robe noire s’écarta, et Roland trouva que ce qui se pointait vers lui ressemblait beaucoup à un doigt osseux.

« MAIS LUI DOIT PAYER LE PASSEUR, dit-il d’une voix de crypte et de cimetière aux accents accusateurs.

— Pas avant d’être de l’autre côté, répliqua Roland d’un ton ferme.

— Oh, alleuz ! lança Guiton Simpleut au passeur. Vos vwayeuz bieu que c’eut un aeros ! Si vos poveuz pwint faere confiance à un aeros, à qui, alors ? »

La capuche étudia Roland pendant ce qui parut un siècle OH, BON , D’ACCORD. »

Les Feegle montèrent en masse à bord de la barque pourrissante avec leur enthousiasme habituel et force « Miyards ! », « Où est-ce qu’on bwat dans cette crwasiaere ? », « Cette onde nware, c’eut fantastyx ! » Puis Roland y grimpa avec précaution en observant le passeur d’un œil méfiant.

La silhouette donna un coup de la grande rame et l’embarcation décolla de la rive dans un grincement auquel succéda malheureusement, et au déplaisir manifeste du passeur, une chanson reprise en chœur. Entendez chantée plus ou moins à tous les tempi et sur tous les rythmes possibles, sans aucun respect de la mélodie :

— VOUS ALLEZ LA FERMER ?

— CE N’EST GUERE DE CIRCONSTANCE !

— Monsieur Deschamps ? lança Roland alors que la barque avançait par à-coups.

— Win ?

— Pourquoi est-ce que je suis assis à côté d’un fromage bleu entouré d’un bout de tartan ?

— Ah, cha, c’eut Horace, répondit Rob Deschamps. C’eut le coumarade de Guiton Simpleut. Il vos ambaete pwint, dites ?

— Non. Mais il essaye de chanter, on dirait une poule !

— Win, tous les froumajes bleus cocottent un peu.

— Cooooot cot codeeett », chantonnait Horace.

Le bateau buta contre la rive d’en face, et le passeur débarqua aussitôt.

Rob Deschamps escalada tant bien que mal la manche de la cotte de mailles en lambeaux de Roland et souffla : « Quand je vos en dounerai l’orde, soveuz-vos !

— Mais je peux payer le passeur. J’ai l’argent, dit Roland en se tapotant la poche.

— Vos… kwa ? fit le Feegle comme s’il s’agissait d’une idée aussi saugrenue que dangereuse.

— J’ai l’argent, répéta Roland. Deux sous, c’est le tarif pour traverser le fleuve des morts. C’est une vieille tradition. Deux sous qu’on dépose sur les yeux du défunt pour payer le passeur.

— Vos aetes un futeu, c’eut seur, reconnut Rob tandis que Roland laissait tomber deux pièces de cuivre dans la main osseuse du passeur. Et vos aveuz pwint paesseu à aporteu quate sous ?

— Le livre disait que les morts coûtaient deux sous.

— Win, pit-aete, admit Rob, mais c’eut pasquae les morts s’ataenent pwint à rvaeni ! »

Roland regarda derrière lui de l’autre côté des eaux noires. Des éclairs de lumière orange pullulaient sur la rive qu’ils venaient de quitter.

« Monsieur Deschamps, j’ai été une fois prisonnier de la reine du pays des fées, dit-il.

— Win, je sais cha.

— C’a duré un an dans ce monde-ci, mais là-bas ça m’a paru seulement quelques semaines… sauf que les semaines s’écoulaient comme des siècles. C’était si… ennuyeux que j’avais du mal à me rappeler quoi que ce soit au bout d’un moment. Je ne me souvenais plus de mon nom, ni de la caresse du soleil, ni du goût des vrais aliments.

— Win, on counwat cha, on a aedeu à vos secouri. Vos nos aveuz jamaes armercieus, mais comme vos avieuz pwint toute vote tchaete, cha nos a pwint frwasseus.

— Alors permettez que je vous remercie maintenant, monsieur Deschamps.

— C’eut rieu. Pas de kwa. A vot saervice.

— Elle avait des animaux de compagnie qui vous alimentent en rêves jusqu’à ce que vous mouriez de faim. Je déteste les êtres qui veulent nous enlever ce que nous sommes. Je veux tuer ces êtres-là, monsieur Deschamps. Je veux tous les tuer. Priver quelqu’un de ses souvenirs, c’est le priver de lui-même. De tout ce qu’il est.

— C’eut une baele idae que vos aveuz, dit Rob. Mais on a un ch’tit travay à faere, vos saveuz. Hah, miyards, vwala ce qui arrive quand tout part à vau-l’yo et que les spaekes praenent le dessus. »

Un grand tas d’ossements gisait sur le sentier. Certainement des os d’animaux, d’ailleurs les colliers pourris et les bouts de chaîne rouillée confirmaient cette impression.

« Trois gros chiens ? supposa Roland.

— Un seu traes gros chien aveu trwas tchaetes, rectifia Rob Deschamps. Une race traes en vogue dans les enfaers. Peut morde le gosieu d’un homme de part en part. Trwas fwas ! ajouta-t-il avec délectation. Mais il suffit d’aligneu trwas biscwits pour chien par taere, et la pove ch’tite biaete faet pus rieu d’ote que tireu sur sa chaene et jaemi toute la journae. Y a de kwa rigoleu, je vos le dis ! » Il donna un coup de pied dans les os. « Win, otefwas, ces enfaers avaient de la paersonaliteu. Teneuz, vwayeuz ce qu’ils ont faet là itou. »

Un peu plus loin sur le sentier se tenait ce qui devait être un démon. Il avait une figure horrible, hérissée d’un si grand nombre de crocs que certains n’étaient sûrement là que pour la frime. Il avait aussi des ailes, mais elles n’auraient jamais pu le faire décoller. Il avait déniché un morceau de miroir ; toutes les deux ou trois secondes, il jetait un coup d’œil furtif dedans et frémissait.

« Monsieur Deschamps, dit Roland, est-ce qu’on trouve ici quelque chose que peut tuer l’épée que je porte ?

— Ah, non. Pwint tweu, répondit Rob Deschamps. Pwint les spaekes. Pwint vraimaet. C’eut pwint une epae majique, vwayeuz ?

— Alors pourquoi est-ce que je me la coltine ?

— Pasquae vos aetes un aeros. Vos aveuz daeja aetaenu parleu d’un aeros sans epae ? »

Roland extirpa l’épée de son fourreau. Elle était lourde, sans rapport avec la lame argentée alerte et virevoltante qu’il imaginait devant son miroir. Elle tenait davantage d’un gourdin en métal à bord tranchant.

Il l’empoigna à deux mains et réussit à la balancer au beau milieu du fleuve sombre et lent.