Roland hésita, la respiration toujours pénible.
« Je vais vos dire, fit Rob Deschamps d’un ton apaisant. Si vos aetes un bon garchon et que vos soveuz la dame, on vos raminera ichi une ote fwas aveu des casse-croûte, comme cha on pourra passeu une bonne journae. »
Roland battit des paupières. « Euh… oui, dit-il. Hum… pardon. Je ne sais pas ce qui m’a pris, là…
— C’eut le moumaet de maete les vwales ! » brailla Grand Yann.
Roland saisit la main de celle qui n’était pas Tiphaine.
« Et raviseuz pwint en ariaere tant qu’on est pwint sortis, ajouta Rob Deschamps. C’eut comme une tradission. »
Au sommet de la tour, la couronne de glace apparut dans les mains pâles de l’hiverrier. Elle brillait de plus de feux que des diamants, même dans les faibles rayons du soleil. C’était de la glace pure, sans bulles, sans rayures, sans défauts.
« Je l’ai faite pour vous, dit-il. La Dame de l’Été ne la portera jamais », ajouta-t-il tristement.
Elle allait parfaitement à Tiphaine. Elle n’était pas froide.
L’hiverrier recula. « Voilà qui est réglé, annonça-t-il.
— J’ai moi aussi quelque chose à régler, dit Tiphaine. Mais d’abord il faut que je sache… Vous avez trouvé les éléments qui font un homme ?
— Oui !
— Comment avez-vous découvert ce qu’ils étaient ? »
L’hiverrier lui parla fièrement des enfants pendant que Tiphaine respirait posément et se forçait à se détendre. La logique de l’hiverrier était très… logique. Après tout, si une carotte et deux boulets de charbon pouvaient faire d’un tas de neige un bonhomme, alors un grand seau de sels, de gaz et de métal pouvait sûrement faire de lui un humain. Ça… tenait debout. Du moins, debout pour l’hiverrier.
« Mais, vous voyez, il faut connaître la chanson en entier, dit Tiphaine. Elle parle surtout de ce qui compose les hommes. Pas de ce qu’ils sont.
— Il y a certains éléments que je n’ai pas trouvés, avoua l’hiverrier. Ils n’avaient pas de sens. Ils étaient sans consistance.
— Oui, dit Tiphaine en hochant la tête d’un air attristé. Les trois derniers vers, j’imagine, qui sont la clé de la chanson. Je suis vraiment navrée.
— Mais je vais les trouver. Je vais les trouver !
— Un jour, j’espère. Dites, vous avez déjà entendu parler du pipo ?
— Qu’est-ce que c’est, le pipo ? Ça n’était pas dans la chanson ! dit l’hiverrier, l’air mal à l’aise.
— Oh, le pipo, c’est la façon qu’ont les humains de changer le monde en s’abusant eux-mêmes, expliqua Tiphaine. C’est merveilleux. Et, pour le pipo, les objets n’ont que le pouvoir dont les hommes les investissent. On peut rendre les objets magiques, mais on ne peut pas fabriquer par magie un humain avec des objets. Ce n’est qu’un clou dans votre cœur. Seulement un clou. »
Voici le moment venu, et je sais quoi faire, se dit-elle rêveusement. Je sais comment doit finir l’histoire. Je dois la finir dans les règles.
Elle attira vers elle l’hiverrier et vit sa mine étonnée. Elle se sentait la tête légère, comme si ses pieds ne touchaient plus terre. Le monde devenait plus… simple. C’était un tunnel menant à l’avenir. Il n’y avait rien à voir en dehors du visage glacé de l’hiverrier, rien à entendre en dehors de sa propre respiration, rien à sentir en dehors de la chaleur du soleil sur ses cheveux.
Sans être la sphère ardente de l’été, il restait encore nettement plus gros que n’importe quel feu de joie.
Là où cette affaire m’entraîne, c’est où je veux aller, se dit-elle en laissant la chaleur l’envahir. C’est moi qui décide. Et c’est ce que je décide de faire. Je vais aussi devoir me hausser sur la pointe des pieds, ajouta-t-elle.
Tonnerre sur ma main droite. Éclair dans la main gauche. Feu au-dessus de moi…
« S’il vous plaît, dit-elle, remportez l’hiver. Retournez dans vos montagnes. S’il vous plaît. »
Gel devant moi…
« Non. Je suis l’hiver. Je ne peux rien être d’autre.
— Alors vous ne pouvez pas être humain, conclut Tiphaine. Les trois derniers vers disent : « Assez de force pour bâtir un foyer/Assez de temps pour tenir un enfant/ Assez d’amour pour briser un cœur. »
Équilibre… Il arriva aussitôt, surgit de nulle part et la souleva intérieurement.
Le centre de la bascule ne bouge pas. Il ne subit ni montée ni descente. Il est en équilibre.
Équilibre… Et les lèvres de l’hiverrier étaient comme de la glace bleue. Elle allait pleurer, plus tard, en pensant à l’hiverrier qui voulait devenir humain.
Équilibre… Et la vieille kelda lui avait autrefois dit : « Il y a un petit noyau en toi que rien ne fera fondre ni s’écouler. »
L’heure du réchauffement était venue. Elle ferma les yeux, embrassa l’hiverrier… et attira le soleil. Du gel au feu.
Tout le sommet du palais de glace fondit dans un éclair de lumière blanche qui projeta des ombres sur les murs à deux cent kilomètres de distance. Une colonne de vapeur s’éleva en rugissant, suturée d’éclairs, et se déploya au-dessus du monde comme un parasol, masquant le soleil. Elle se mit ensuite à retomber en pluie légère et tiède qui creusa comme des trous de ver dans la neige.
Tiphaine, dont les pensées se bousculaient d’ordinaire sous son crâne, avait la tête vide. Étendue sur un bloc de glace, elle écoutait le palais s’écrouler autour d’elle.
Dans certains cas, tout ce qu’on peut faire a déjà été fait, et il ne reste plus qu’à se mettre en boule et attendre que l’orage passe.
Il y avait aussi autre chose dans l’espace, une lueur dorée qui disparut quand elle se tourna de son côté, puis réapparut quand elle ne put la voir que du coin de l’œil.
Le palais fondait comme une chute d’eau. Le bloc sur lequel elle était étendue glissa autant qu’il flotta jusqu’en bas d’un escalier qui se transformait en rivière. Au-dessus d’elle, d’immenses piliers s’écroulaient, mais passaient de l’état solide de la glace à celui liquide d’un jet d’eau tiède avant de retomber à terre sous forme d’embruns.
Adieu la couronne chatoyante, songea Tiphaine. Adieu la robe de lumière dansante, adieu les roses de glace et les flocons. Quel dommage. Quel dommage.
Puis elle sentit de l’herbe sous elle, mais de telles masses d’eau s’écoulaient de tous côtés qu’il lui fallait se mettre debout pour éviter la noyade. Elle réussit à se redresser déjà sur les genoux, et elle attendit le moment où elle pourrait se relever sans risque d’être renversée.
« Tu as quelque chose à moi, petite », dit une voix dans son dos.
Tiphaine se retourna, et la lueur d’or prit précipitamment une forme. La sienne. Mais les yeux étaient… étranges, reptiliens. En cet instant et vu les circonstances, alors que le rugissement de la chaleur du soleil lui emplissait toujours les oreilles, ça ne paraissait pas très étonnant.
Lentement, Tiphaine sortit la corne d’abondance de sa poche et la tendit.
« Vous êtes la Dame de l’Été, c’est ça ? demanda-t-elle.
— Et tu es la petite bergère qui voudrait être moi ? » On sentait des sifflements dans ses paroles.
« Je ne le voulais pas ! s’empressa de répliquer Tiphaine. Pourquoi est-ce que vous me ressemblez ? »
La Dame de l’Été s’assit dans l’herbe, qui se mit à fumer. C’est très curieux de se regarder soi-même, et Tiphaine remarqua qu’elle avait un petit grain de beauté sur la nuque.
« Ça s’appelle une résonance, dit la Dame de l’Été. Tu sais ce que c’est ?